Le 26 novembre 1945 a lieu une session d’enregistrement qui résonnera à travers toute l’histoire du jazz. Première session de Charlie Parker enregistrée sous son propre nom, elle marque l’acte de naissance officiel du bebop, qui changera pour toujours l’image et le langage du jazz.
Par sa nature, le jazz est une musique d’improvisation, presque intangible, toujours en évolution, forgée dans le feu de l’instant. Ainsi, plus que toute autre musique, l’histoire du jazz est une histoire de ses enregistrements.
Le 26 novembre 1945 a lieu une session d’enregistrement marquante dans la vie de Charlie Parker. Première session sous son propre nom, la session « Savoy » est qualifiée tout simplement comme « la meilleure session de jazz de tous les temps » selon le label Savoy : simple affirmation de marketing qui deviendra par la suite une vérité incontestable.
Certes, la session n’a pas les allures d’un moment marquant dans l’histoire du jazz, si ce n’est qu’elle rassemble parmi les six musiciens présents plusieurs titans du jazz (de l’époque et en devenir ) dont Parker, Dizzy Gillespie et Max Roach, mais aussi un jeune trompettiste âgé seulement de 19 ans : Miles Davis, encore très loin des sommets de son immense carrière.
Mais les enregistrements qui découlent de cette session permettent non seulement à Charlie Parker de s’afficher pleinement comme l’un des plus grands saxophonistes de son époque, mais aussi au genre du bebop de s’affirmer auprès du grand public comme la nouvelle voie (et voix) du jazz.
Le bop, du silence aux studios
Il serait trompeur d’affirmer que le bebop est né en 1945. En effet, cette musique résonne déjà depuis plusieurs années dans les clubs de la 52e rue de New York et surtout au Minton’s Playhouse à Harlem, qui invite tous les lundi soirs les musiciens de l’Apollo Theater pour des sessions d’improvisation. C’est ici que Charlie Parker côtoie Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Max Roach, Bud Powell, et Kenny Clarke.
Ensemble, ils établissent progressivement les premières bases d’un nouveau genre de jazz, affranchi de la danse et des règles traditionnelles mélodiques et harmoniques du genre, avec une importance accordée aux improvisations rapides et virtuoses avec des harmonies étendues. Ces nouvelles règles exigeantes pour les musiciens deviennent le ticket d’entrée au Minton’s Playhouse, et au bebop de manière générale.
Mais si les artistes et publics habitués de ces sessions d’improvisation, annonciatrices du bebop, étaient au courant des évolutions musicales alors en cours dans le monde du jazz, le grand public quant à lui ignorait l’existence du bebop pour une simple raison : le bebop est une musique des clubs, jusqu'alors jamais enregistrée. La cause : une restriction de gomme-laque (le « shellac », ingrédient essentiel dans la fabrication des 78 tours) pour les besoins de la guerre s’ajoute aux grèves des syndicats musicaux contre l’industrie du disque.
En pleine croissance, les jukebox et la diffusion d’enregistrements à la radio sont perçus comme des menaces pour la vie et la carrière des musiciens interprètes selon le président de la Fédération Américaine des Musiciens de l'époque, James C. Petrillo. En 1942 est lancée une série de grèves contre l’enregistrement musical qui dure plus de trois ans.
Ce n’est qu’en 1945 que la musique est finalement de nouveau autorisée à être gravée dans le shellac. Les nouveaux labels indépendants tels que Savoy, Apollo et Dial favorisent les sessions d’enregistrement avec peu de frais : petit effectif, pas d’arrangements (pour éviter les frais d’auteurs) et une liberté absolue. Un terrain fertile et prêt à accueillir le génie de Charlie Parker.
26 novembre 1945, première revendication du bebop
Depuis les premiers mois de 1945, Charlie Parker participe à de nombreux enregistrements pour Dizzy Gillespie, dont les morceaux Hot House et Salt Peanuts, prémices du bebop sans pour autant que le mot y soit associé. Mais la session du 26 novembre 1945 se fera sous le nom de Charlie Parker et ses « Ree Boppers », mais également le « Ri Bop Boys » et le « Bebop Boys » selon les différents albums publiés de la session. Moment fondateur du bebop, ceci marque la première fois que le nom de ce nouveau genre est ouvertement et officiellement revendiqué (même si Charlie Parker affirmera plus tard détester ce mot dangereusement réducteur).
Après plusieurs publications de 78 tours, un album 33 tours de la session complète est finalement publiée en 1956 par le label Savoy : 6 morceaux complets, chacun précédé de plusieurs tentatives pour un total de 16 pistes, permettant ainsi aux auditeurs d’entendre les péripéties dans le studio et l’évolution du génie de Parker à travers chaque prise.
Parmi les six morceaux retenus, deux semblent ouvertement annoncer l’arrivée du bebop et son potentiel novateur : Now’s the Time [C’est le moment], titre annonciateur aux allures blues où Miles Davis brille de l'ombre, et le frénétique Ko ko, avec un solo d’une virtuosité et d’une fluidité inégalées, preuve incontestable du génie de Charlie Parker .
Session légendaire, organisation infernale
Vu les nombreuses contraintes et changements de dernière minute qui ne cessent de menacer l’organisation de la session du 26 novembre (et les nombreuses interruptions pendant l’enregistrement pour faire venir à manger, à boire, de la drogue et des copines), il est étonnant que cette dernière ait même eu lieu ! Une semaine plus tôt, un contrat est signé pour une session d’enregistrement de trois heures. L’effectif sélectionné ne peut que faire rêver : Charlie Parker (saxophone), Miles Davis (trompette), Bud Powell (piano), Curly Russell (basse) et Max Roach (batterie).
Le matin du 26 novembre, le producteur Teddy Reig se rend chez Charlie Parker pour apprendre que Bud Powell n’est pas là : selon Parker, il est parti à Philadelphie pour aider sa mère pour un achat immobilier (d’autres sources racontent que Bud Powell était incarcéré après s’être battu contre la police au Savoy Ballroom en défendant Thelonious Monk).
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Par chance, Charlie Parker héberge alors un ami talentueux, Dizzy Gillespie, non seulement trompettiste de renom mais également talentueux pianiste. Ce dernier est toujours sous contrat pour le label Musicraft Records, et passera donc sous le nom de Hen Gates. Par sécurité, Charlie Parker recrute également un autre pianiste, trouvé dans le café du coin, Sadik Hakim (de son vrai nom Argonne Thornton). Nouveau problème, il n’est pas inscrit aux syndicats des musiciens de New York, mais à ceux de Minnesota : il ne participera donc pas à la session en entier. Des problèmes d’effectif auxquels s'ajoutent des problèmes techniques, dont l’embouchure du saxophone de Charlie Parker qui grince et qu’il décide de remplacer en pleine session au magasin de musique du coin !
A cela s’ajoute une confusion fascinante concernant l’identité de certains musiciens à l’écoute des enregistrements, suite aux contradictions des comptes-rendus de ceux présents et des textes qui accompagnent les différentes publications d’albums. Par exemple, qui est au piano : Sadik Hakim (Argonne Thornton) ou Dizzy Gillespie ? Si le premier maintient avoir été au piano pour toute la session sauf les morceaux Now’s the Time et Billie’s Bounce, ceci est contredit par le directeur du label Savoy, Herman Lubinsky (sans doute afin d’éviter toute reproche des syndicats). Les premières publications 78 tours de Thriving on a Riff citent donc Gillespie au piano, mais les publications suivantes citeront Sadik Hakim.
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Le doute règne jusqu’aux deux prises de la dernière chanson Ko Ko : qui sont le trompettiste et le pianiste ? Le jeune Miles Davis est fraîchement sorti de la Juilliard School et n’a que 19 ans. Malgré son talent évident (sans lequel il n’aurait certainement pas reçu une invitation de la part de Charlie Parker), il ne semble pas avoir le niveau pour improviser au tempo frénétique de 300 battements par minute (anecdote confirmée par Miles lui-même et répétée dans le texte de la pochette de son album Musings of Miles).
Miles Davis aurait donc été remplacé à la trompette par Dizzy Gillespie. Mais ce dernier n’est-il pas au piano ? Le producteur Teddy Reig raconte que Dizzy serait passé de la trompette pour l’ouverture aux côtés de Charlie Parker au piano pour accompagner le solo de ce dernier en seulement quelques mesures. Dans ce cas, qui est au piano lors de la première prise de Ko ko, alors que l’on entend saxophone et trompette ? Miles Davis aurait-il participé à la première prise, avant d’être remplacé par Dizzy pour la deuxième ? Ou Argonne Thornton serait-il réellement le pianiste de Ko ko comme il l’affirme ? Pourquoi donc Reig raconte-t-il que Thornton est parti avant la dernière prise de la chanson ? Qui dit vrai ? Il semblerait y avoir autant de doutes et de questions qu’il y a de théories concernant les interprètes de Ko ko.
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Pas le droit, Ko ko
Le morceau Ko ko pose également problème pour des raisons juridiques. Lorsque Charlie Parker se lance pour le dernier morceau de la session dans une reprise du thème Cherokee du compositeur et jazzman anglais Ray Noble, le producteur Teddy Reig arrête soudainement la session, comme on peut l’entendre à la fin de la première prise de Ko ko : « Eh ! Oh ! Oh ! Arrêtez-vous ! Vous ne pouvez pas… ».
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Teddy Reig et Herman Lubinsky souhaitent éviter de payer les droits d’auteur pour une reprise d’un standard de jazz alors très connu. L’ensemble décide donc d’oublier le thème de Cherokee, d’utiliser uniquement ses accords et d’ajouter au-dessus une nouvelle mélodie entièrement improvisée par Charlie Parker, utilisant les notes supérieures des accords comme base mélodique : ainsi est né Ko ko. Doté d’un solo de saxophone d’une spontanéité et fluidité surprenante et d’une maîtrise incontestable, exemplaire du génie de Charlie Parker, la chanson devient en quelque sorte le premier exemple par excellence du bebop enregistré.
Mais malgré la satisfaction du label et des artistes suite à cette session, les critiques des enregistrements publiés sont tout sauf élogieuses, indifférentes face à l’importance musicale et historique de cette session. Cependant, ces enregistrements font connaitre le nom de Charlie Parker au-delà des petits clubs de New-York, et font du saxophoniste une véritable sensation, applaudi par son public et imité par ses contemporains. Son bebop libère définitivement le jazz de sa dépendance à la danse pour l’élever au niveau d’une musique faite pour être écoutée et appréciée.
10 ans plus tard, le 12 mars 1955, Charlie Parker décède à l’âge de 33 ans seulement, victime de ses abus d’alcool et de drogues. Malgré sa mort précoce et sa carrière écourtée en plein élan, son génie influence non seulement ses contemporains mais d’innombrables artistes à suivre. Mais le 26 novembre 1945, Charlie « Bird » Parker s'inscrit déjà dans les annales du jazz et assure en seulement quelques heures son immortalité dans l’histoire_._