Selon certains chercheurs, la maladie neurodégénérative dont Maurice Ravel a souffert pendant les dernières années de sa vie aurait influencé sa production artistique, voire déterminé le langage de la composition de ses dernières œuvres. Le Boléro serait-il le portrait d’un cerveau malade ?
La plus célèbre des œuvres de Maurice Ravel , le Boléro, serait-elle le portrait de son cerveau malade ? Son ostinato répétitif, sa relative pauvreté mélodique et sa linéarité seraient-ils le reflet de ses capacités créatives modifiées ?
C’est l’hypothèse avancée par les chercheurs Anna Mazzucciet François Boller ( European Journal of Neurology, 2002), qui l’expliquent par les premiers signes de la détérioration de l’hémisphère gauche du compositeur. Même si l'activité musicale implique un réseau complexe où communiquent sans cesse différentes régions cérébrales, l'hémisphère droit est principalement impliqué dans le timbre, alors que la mélodie est du ressort de l'hémisphère gauche. Dans le cas du Boléro, ce serait l'hémisphère droit qui aurait pris le dessus. D’ailleurs, au sujet du Boléro qu’il définit plus comme une étude de l’orchestration, Ravel a déclaré ironiquement : « Je n'ai fait qu'un chef-d'œuvre, c'est le Boléro malheureusement il est vide de musique . »
«J'entends ma musique, mais je ne l'écrirai plus jamais »
La maladie neurologique de Maurice Ravel est l’une des plus étudiées dans l’histoire, mais les chercheurs ne sont toujours pas d’accord sur sa nature. Accident vasculaire cérébral suite à un accident de voiture, Alzheimer…Le premier à en faire état était Pierre Allajouine (Aphasie et langage pathologique, 1948) . qui rapporte que Maurice Ravel souffrait d’une maladie neurodégénérative progressive, par laquelle il ne pouvait plus ni écrire, ni jouer, ni communiquer sa musique pendant les quatre dernières années de sa vie, alors qu’il avait conservé les capacités d’écoute, la mémoire de ses œuvres et les connaissances musicologiques.
Comme le détaille Justine Sergentdans son article « De la musique au cerveau par l’intermédiaire de Maurice Ravel », les premiers symptômes d’une dégradation sont visibles à partir de l’été 1933 , lorsque Maurice Ravel, à la plage, blesse une amie à la joue en faisant des ricochets dans l’eau. Il s’aperçoit qu’il ne sait plus viser. Une fois dans l’eau, alors qu’il était excellent nageur, il ne retrouve plus les gestes et ne sait plus nager. Il souffre d’une apraxie, à laquelle s’ajoutent progressivement l’alexie et l’agraphie : il ne peut plus signer son nom ou lire, et jusqu’à la fin de la même année, il ne peut plus écrire, y compris sa musique, et a du mal à effectuer des tâches motrices les plus simples de la vie quotidienne. Par rapport à son activité de compositeur, il perd la capacité de jouer sa musique ou de la chanter, même si la mémoire de ses œuvres reste intacte : comme le raconte Allajouine, lorsque sa nièce lui joue ses œuvres au piano et introduit des fautes, Ravel, assis dans son fauteuil, les repère sans difficulté en faisant un signe de la main.
A la fin de l'année 1933, le compositeur écrit à son amie Valentine Hugo: « Je ne ferai jamais ma Jeanne d’Arc, cet opéra est là dans ma tête, je l’entends mais je ne l’écrirai jamais. C’est fini, je ne peux plus écrire ma musique. »
« Ce qui est certain, » explique la neurologue Catherine Thomas-Antérion, « c’est que c’était une maladie qui a affecté tout particulièrement l’hémisphère gauche, au regard des symptômes que le compositeur a présenté ».
En écrivant le Boléro, Ravel était-il déjà malade ?
Mais alors, pourquoi parle-t-on du Boléro, alors qu'il a été composé en 1928, se demandent les détracteurs ? « La composition du Boléro date de 1928, » explique Catherine Thomas-Antérion : « Aujourd’hui, nous savons qu’une maladie neurodégénérative (indéterminée dans le cas de Ravel) commence jusqu’à une quinzaine d’années avant les premiers symptômes. Anna Mazzucchi et François Boller ont supposé que l’œuvre pourrait être le résultat des modifications dans le cerveau du compositeur parce que la progression de la maladie était déjà en marche. »
Catherine Thomas-Antérion développe cette hypothèse à la lumière des recherches portant sur différents cas d’artistes confirmés qui ont, suite à une maladie neurologique, développé une créativité nouvelle en changeant de style, de langage ou de mode d’expression. « Plusieurs cas parmi les peintres ou les écrivains montrent qu'après un accident ou une maladie neurologique, ces patients continuent à créer, mais changent de style, de palette, de thématique, de technique. L'extraordinaire plasticité du cerveau permet de réorganiser les réseaux neuronaux suite à une détérioration. D'autres circuits peuvent pallier le dysfonctionnement des circuits atteints par la maladie, ils libèrent en quelque sorte d'autres associations et permettent au patient de maintenir une activité cérébrale. A l'instar du peintre _Willem de Kooning__, à qui la maladie d'Alzheimer a été diagnostiquée à l'âge de 80 ans. A la fin de la vie, il a développé une hyperproduction artistique, avec plus de 250 toiles dans un style complètement différent de celui d’avant la maladie, des toiles que certains spécialistes rangent parmi les meilleures de sa carrière.»_
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