Le Chevalier de Saint-George, histoire d'un compositeur oublié
Par Léopold TobischTombé dans l'oubli, le nom de Joseph Bologne Chevalier de Saint-George, compositeur célébré, escrimeur redoutable et musicien virtuose, refait progressivement surface. Mais pourquoi ce compositeur tant adulé de son vivant fut-il si facilement oublié ?
Dans un « Rapport sur la diversité » publié en janvier 2021, l’Opéra national de Paris rappelle l’histoire du compositeur et musicien virtuose Joseph Bologne, surnommé le Chevalier de Saint-George, favori de Marie-Antoinette et du roi Louis XVI pour la direction de la prestigieuse Académie Royale de Musique. Mais la candidature du Chevalier est finalement rejetée, il fait l'objet d'une cabale pour une seule et simple raison : la couleur de sa peau.
Compositeur réputé, comparé par certains à Mozart, musicien virtuose, acteur de la Révolution française et escrimeur redoutable, le Chevalier de Saint-George a tout d’une légende romanesque. Et pourtant, après sa mort en 1799 son nom tombe vite dans l’oubli auprès du grand public pour y rester pendant presque deux siècles.
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De la Guadeloupe à Paris, la naissance du Chevalier
Joseph Bologne est né en Guadeloupe en 1745, fils du colon et nobliau Georges Bologne, qui a acheté une charge de Gentilhomme ordinaire de la chambre du roi en 1757, et de sa maitresse esclave, Nanon. Georges Bologne reconnait officiellement Joseph et l'installe en France, souhaitant offrir à son fils la meilleure des éducations et le rendre digne de la haute aristocratie française. Toute personne de couleur, même né d'une mère esclave, qui arrive alors sur le territoire Français est affranchi, libéré de la servitude par le pouvoir du sol du royaume selon l’article 59 du Code Noir (« les affranchis ont les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres »).
Joseph Bologne est un affranchi, métis, "mulâtre" comme on dit alors, mais il est surtout fils d'un Gentilhomme. Son père lui achètera d'ailleurs une charge. Si la distinction de race est évidente dans cette France du XVIIIe siècle, elle fait partie d'un système inégalitaire où la noblesse domine, et Joseph se trouve du bon côté de cette distinction.
Escrimeur hors pair et premier colonel noir
Placé sous la tutelle du maitre d’armes et écrivain Nicolas Benjamin Texier de La Boëssière, Saint-George est initié à l'escrime et aux armes. Activité réservée à la noblesse, son apprentissage et sa maîtrise absolue de l'épée et des armes permettent à Saint-George de se distinguer socialement.
Ses exploits physiques le mettent naturellement sur une voie militaire, et il est admis en 1761 dans les gendarmes de la garde du Roi. Lorsque la Révolution française éclate, il rejoint la Garde Nationale en 1790 et organise la Légion nationale des Américains & du midi, dont il se voit nommé colonel. Il devient ainsi le premier colonel noir de l’armée française.
Du fleuret à l'archet
La musique fait également partie de son éducation aristocratique, et Joseph Bologne poursuit ses études musicales auprès du violoniste et compositeur Jean-Marie Leclair, mais aussi du compositeur François-Joseph Gossec. Ce dernier nommera plus tard Joseph Bologne premier violon puis directeur de son orchestre, le Concert des Amateurs, qualifié en 1775 de « meilleur orchestre pour les symphonies qu’il y ait à Paris et peut-être dans l’Europe » selon l’Almanach musical de l’année.
Saint-George parvient également par la musique à se rapprocher de la reine Marie-Antoinette (pour devenir le précepteur de musique de cette dernière), du Duc d’Orléans (qui fera de Saint-George le premier franc-maçon noir), et du Prince de Galles Georges Auguste de Hanovre. Attaché à la cour de France, il côtoie également la cour d’Angleterre et les Esterházy.
L'histoire d'un homme de couleur à la cour de France au XVIIIe siècle, et qui plus est proche de la reine, paraît aujourd'hui incroyable. Pourtant, rien ne l'en empêche alors. Il faut attendre 1777 pour que le pouvoir royal légifère, et interdise le sol métropolitain aux Noirs, libres ou affranchis, avant d'interdire le mariage interracial un an plus tard.
Par un concours de circonstances, la noblesse paternelle lui permit d'accéder aux rangs supérieurs d'une société aux préjugés racistes, et ce malgré la couleur de sa peau. Son talent, tant sportif que musical lui permettent de se démarquer, le Chevalier de Saint-George fait fureur.
Le « Mozart noir »
Les talents du Chevalier de Saint-George font l’unanimité, mais la couleur de sa peau dérange néanmoins ses contemporains. La vie de ce dernier, à une époque de discrimination et d’esclavage, est inéluctablement conditionnée par la couleur de sa peau, mais sa musique parle d'elle-même. Chef d’orchestre et violoniste virtuose, le Chevalier de Saint-George est également compositeur de talent, auteur de nombreuses sonates et de concertos pour violon, des quatuors ainsi que des symphonies, des œuvres dramatiques et des opéras comiques.
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Un répertoire respectable et une musique de haut niveau que certains conditionnent en rappelant les origines du Chevalier. Ainsi, Joseph Bologne se voit surnommé le « Mozart noir ». Titre qui pose problème pour de nombreuses raisons, dont la plus évidente : né 11 ans avant et mort huit ans après Mozart, pourquoi ce dernier ne se verrait-il pas décerné le titre de « Chevalier de Saint-George blanc » ?
Le surnom, flatteur au premier regard, n’est en réalité qu’un mauvais service pour le Chevalier de Saint-George, comme l’explique Claude Ribbe, auteur de sa biographie, parue aux éditions Perrin :
« Le voir à travers sa couleur me paraît réducteur et même un peu déplacé. […] Le comparer à Mozart, je trouve ça déjà ridicule parce que Mozart, c'est Mozart. Quand on l’écoute, on le reconnaît instantanément. [Le Chevalier de Saint-George] a sa spécificité d'ailleurs, comme tous les grands compositeurs. […] Et le comparer à Mozart du point de vue de la couleur est ridicule. Il ne m’est jamais venu l'idée, quand je pense à Mozart, de penser à sa couleur […]. Et le génie de Mozart, qui est écrasant, pourrait effectivement faire penser que saint Georges serait une espèce de sous-Mozart. […] Tout ça, ça vient de gens qui essayent de dresser les uns contre les autres sous prétexte de couleur. »
Musicien à la fois fascinant et dérangeant
En 1776, avec le soutien du roi Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette, le Chevalier de Saint-George est proposé à la direction de la prestigieuse Académie royale de Paris. Ses compétences musicales ne font aucun doute, mais la couleur de sa peau fait réagir les vedettes Sophie Arnould, Rosalie Levasseur et Marie-Madeleine Guimard, qui font part dans un placet royal de leur refus d’une telle nomination, leur honneur et la délicatesse de leur conscience ne leur permettant jamais « d’être soumises aux ordres d’un mulâtre ».
Malgré sa renommée en tant que compositeur, les nombreux détracteurs du Chevalier ne cessent de rappeler que les talents de ce dernier n’existent seulement dans les limites des origines du compositeur, et toute indication de génie le résultat d’une maitrise absolue de l’imitation :
« Les divers morceaux […] ressemblent, et par les motifs, et même par les accompagnements, à des morceaux trop connus. Ceci rappelle une observation que rien n'a encore démentie, c'est que si la nature a servi d'une manière particulière les mulâtres, en leur donnant une aptitude merveilleuse à exercer tous les arts d'imitation, elle semble cependant leur avoir refusé cet élan du sentiment et du génie, qui produit seul les idées neuves et les conceptions originales », écrit Louis-Gabriel Michaud après la première représentation le 18 août 1787 de La Fille Garçon, comédie en deux actes sur une musique de Saint-George.
L'oubli et le retour du Chevalier
Tombée dans l’oubli après sa mort en 1799, sa musique est supplantée par les compositeurs romantiques, mais cet oubli est sans doute accentué par le rétablissement de l’esclavage en 1802 et la montée en puissance des thèses raciales. Compositeur métis, il est relativement épargné, mais n’y échappe pas non plus entièrement, selon Claude Ribbe :
Il y a beaucoup de raisons qui expliquent la relative méconnaissance de Saint-George. Chez les mélomanes, on ne l'a jamais oublié. Il a toujours été mentionné dans les ouvrages savants comme faisant partie indiscutablement de l'école française de violon. Mais il l’a été davantage du grand public, peut-être parce qu'on ne l'a pas assez joué. […] Et puis il y a eu sans doute un relatif désintérêt du fait de ses origines au XIXe siècle et au XXe siècle, dans une moindre mesure. C'est vrai que le préjugé de couleur régnait. »
En effet, la diffusion des thèses racistes aux XIXe et XXe siècles réduit presque au silence la musique du Chevalier de Saint-George. Sa musique peu interprétée, son nom est largement omis du canon de la musique classique, alors en pleine élaboration.
Souhaitant déterminer les plus grandes œuvres de musique depuis le XVIIe siècle, les compositeurs et historiens du XIXe siècle développent l'idée d'un canon de la musique (nommée « classique » pour la première fois dans le Oxford English Dictionary de 1836), un âge d'or de l'histoire de la musique, de Bach à Beethoven en passant par Haendel, Haydn et Mozart. Un panthéon de la musique, qui laisse soigneusement de côté les compositeurs qui ne sont pas blancs.
Le nom du Chevalier de Saint-George ne refait surface auprès du grand public que depuis quelques années. Retour au répertoire, oui, mais par légitimité musicale et non par discrimination positive. Pour Claude Ribbe, il ne faut pas s’intéresser au Chevalier de Saint-George uniquement pour la couleur de sa peau, mais surtout pour ses talents musicaux ignorés, et injustement écartés :
« Tous les moyens sont bons pour réintégrer un compositeur de talent à la place qu'il aurait n'aurait jamais dû cesser d'occuper, affirme Claude Ribbe. Je pense que tout naturellement, la qualité de ses compositions fait qu'il reviendra dans le répertoire. Peut-être aussi pour d'autres raisons que son que son talent, mais c’est son talent qui finira par faire en sorte qu'il soit reconnu. »