Le cinéma de Ken Russell, ou la désacralisation du classique
Par Léopold TobischPlutôt que de représenter la vie des plus grands compositeurs classiques à la manière factuelle et monotone de ses prédécesseurs, le réalisateur britannique Ken Russell s'inspire de ses sujets pour créer des œuvres cinématographiques spectaculaires, et pour le moins originales.
Aucun réalisateur n'a produit autant de films sur la musique classique que le cinéaste britannique Ken Russell. De Prokofiev à Liszt en passant par Mahler, Debussy, Tchaïkovski, Richard Strauss, Delius, Elgar, Vaughan Williams, Delerue, Bruckner, Bax et Martinů, le réalisateur au style inimitable et à l'imagination visuelle débridée a placé la musique classique à la portée du grand public pendant presque cinq décennies.
Mémorables, autant dans leur fond que leur forme, les films de Ken Russell doivent en partie leur originalité et leur caractère visionnaire au traitement souvent controversé de leur sujet. Un traitement caractérisé par une envie délibérée d’aller au-delà des faits historiques et de mélanger sans complexe les styles, les époques et les cultures au sein du même film. Le sexe, la politique, l’ambition, la mort : rien n’est hors sujet pour Ken Russell, et chacun de ses films suscitera la consternation et l'indignation de ceux qui prennent alors la musique classique bien plus au sérieux. Mais le réalisateur savoure cette agitation pour en faire sa force cinématographique.
Tchaïkovski, initiateur d’une passion
Lors de son service militaire dans la marine marchande pendant la Seconde Guerre mondiale, Ken Russell est victime d’une dépression nerveuse. Il est invalidé dans les derniers mois du conflit et se voit renvoyé chez lui, afin de récupérer. Après six mois de repos, une musique à la radio vient soudainement bousculer sa léthargie profonde : le Concerto pour piano no.1 en si bémol mineur, Op. 23 de Piotr Ilitch Tchaïkovski.
« J'ai non seulement découvert la magie de Tchaïkovski ce jour-là, mais j'ai également commencé mon voyage dans le monde magique de la musique classique en général. Avec la musique venaient des images, des images de rêve, lorsque je fermais les yeux. Il n’est pas surprenant que ma carrière cinématographique ait commencé avec des documentaires sur des compositeurs classiques - j'étais accro », écrit-il dans le Guardian en 2004. En 1958, il rejoint la série télévisée culturelle de la BBC Monitor. C’est là qu’il entame la période la plus prolifique de toute sa carrière, réalisant pas moins de 21 courts documentaires, pour la plupart subtils et modérés, en seulement quelques années.
En 1961, Russell réalise son premier long métrage, Prokofiev. Confronté au défi de représenter visuellement la vie d’un compositeur mort sans matériaux autres que des images fixes, Russell décide de faire jouer Prokofiev par un acteur. Si la solution semble évidente aujourd’hui, l’idée est révolutionnaire à l’époque. Le rédacteur en chef de Monitor Huw Wheldon y est résolument opposé, croyant fermement que les documentaires doivent contenir uniquement des images réelles de leur sujet, et que reconstituer des événements non filmés revenait à tromper le public.
Pour Russell, dépasser le réel et le factuel ne serait qu'une étape nécessaire pour raconter l'histoire telle qu'il l'imagine. Finalement, ce sont uniquement les mains de Prokofiev jouant du piano qui sont représentées par le comédien, ainsi qu'un plan du compositeur reflété dans une eau trouble, mais l'envie du réalisateur d'aller au-delà du concret est née.
Désacraliser le classique
Dès les premiers portraits cinématographiques de compositeurs classiques, les cinéastes ont toujours été fascinés par la nature romantique de ces figures musicales. Mais jusqu'à l'arrivée de Ken Russell, les portraits cinématographiques, ou « biopics », de compositeurs classiques sont souvent bien trop adorateurs, épurés, au point de devenir des hommages énamourés des génies torturés de la musique.
Ken Russell n’admire pas moins les grandes figures de la musique classique que ses prédécesseurs, mais il n’a pas pour autant peur de désacraliser la légende de la « figure » afin de dévoiler l’homme qui se cache derrière, en imaginant les motivations psychologiques et émotionnelles des compositeurs qu'il admire.
« Il est facile de comprendre pourquoi les compositeurs ‘sérieux’ sont traités comme des vaches sacrées. Cela va avec le territoire - avec notre crainte étudiée et notre respect intime, avec leurs nobles réalisations et leurs talents complexes, avec leur… sérieux. Indéniablement, c'est ainsi que les compositeurs sont perçus dans le monde entier. Mais pas par moi. Et pas par eux-mêmes, je le garantis », raconte-t-il dans un article écrit pour The Times en 2007.
Au-delà du biopic
« Les faits sont pour les ordinateurs. Je suis un faiseur de mythes », affirme Ken Russell dans son autobiographie Altered States (1989). Aucun doute, Ken Russell n’est pas un biographe. En effet, l’ambition du réalisateur britannique ne serait pas de présenter de manière factuelle la vie d’un compositeur mais plutôt de s’en inspirer pour raconter une histoire flamboyante et idiosyncratique en s’assurant que les faits n’entravent pas son imaginaire.
Cependant, le sujet de chaque film est avant tout guidé par les thèmes liés au compositeur en question. « Dans chaque film que j'ai réalisé, le style a été dicté par le sujet », affirme Russell en 1970 dans la revue de cinéma américaine Film Comment.
C’est ainsi que nous découvrons Richard Strauss en collaborateur nazi dans Dance of the Seven Veils (1970). L’association du compositeur au régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, chapitre largement commenté de la vie de Richard Strauss, est ici représentée de manière terriblement grotesque et presque comique. Le lendemain de la diffusion sur la BBC, une motion est présentée au Parlement britannique condamnant l’œuvre « vicieuse » de Russell, et les ayants-droits de la famille Strauss retirent tous les droits accordés au réalisateur.
Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.
Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.
L'année suivante, Russell rend hommage à Tchaïkovski avec The Music Lovers. Compositeur à l’origine de sa passion musicale, Russell n'évite pas pour autant les sujets scandaleux et tabous qui entourent le compositeur, dont notamment son homosexualité supposée ainsi que son mariage avec la prétendue nymphomane Antonina Milioukova pour mettre fin aux rumeurs.
En 1974, le film Mahler explore la vie du compositeur à travers un voyage en train, pendant lequel le compositeur affronte ses nombreuses craintes, dont la vie amoureuse de sa femme, sa propre foi, sa musique, la mort de son frère et de sa fille, ainsi que sa propre santé. Lorsque Mahler pense à la façon dont il s'est converti au catholicisme afin de poursuivre sa carrière pendant la Seconde Guerre mondiale, il s'imagine sauter à travers des anneaux en feu, nargué par la veuve de Richard Wagner, Cosima Wagner, habillée en dominatrice nazie.
Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.
Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.
Quant au célèbre Lisztomania (1975), le film met en scène une rivalité musicale entre Liszt et Wagner, ce dernier présenté comme la personnification de la montée du fascisme, tandis que Liszt (joué par Roger Daltrey, célèbre chanteur du groupe de rock The Who) est chargé de sauver le monde et de faire régner l'amour. La confrontation finale entre les deux compositeurs mène à la mort de Wagner, provoquée par la puissance de la musique de Liszt.
Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.
Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.
Ensuite tué par sa fille Cosima, Liszt est envoyé au paradis. Mais alors que le monstre surhumain créé par Wagner, Golem-Siegfried-Frankenstein-Hitler, menace l’humanité, Liszt est désigné par Dieu comme le sauveur de l'humanité et monte à bord d'un véhicule fantastique pour tuer le monstre.
À ceux qui qualifient son cinéma de démesuré et d'objet vulgaire, dénué de faits, la réponse de Ken Russell est claire : « Les grands héros sont l'étoffe du mythe et de la légende, pas des faits. La musique et les faits ne font pas bon ménage. Tchaïkovski a dit : "Ma vie est dans ma musique." Et qui peut nier que la musique de l'homme n'est pas absolument fantastique ? Alors il en va de même pour le film ! » explique-t-il dans The Guardian en 2004.
Les œuvres de Russell restent des créations commerciales uniques en leur genre, « tragifarces » exceptionnelles d’un cinématographe pour lequel les sujets sérieux sont à traiter de manière comique et exagérée. Malgré la controverse de son œuvre, l'héritage de Russell aura été d'avoir sauvé les biographies musicales des approches simplifiées, scolaires et admiratrices du passé. Contribution inoubliable d’un cinéaste fantaisiste, qui orchestre ses sujets de la même manière qu'un compositeur pourrait orchestrer une composition musicale.