Le saxophone, vilain petit canard de la musique classique

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Le saxophone, vilain petit canard de la musique classique

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Le saxophone, vilain petit canard de la musique classique
Le saxophone, vilain petit canard de la musique classique
© Getty - Alexis DUCLOS

Instrument emblématique du jazz, le saxophone fait aussi son apparition dans la famille du classique. Mais pourquoi ne fait-il pas partie de l’orchestre symphonique ? Les raisons ne sont pas dues à une incompatibilité musicale mais plutôt à une histoire de politique, d'argent... et de harcèlement.

En 1846, le célèbre facteur belge Adolphe Sax dépose officiellement le brevet pour son nouvel instrument, le saxophone. Mais l’instrument naît à une époque où la composition de l’orchestre symphonique est déjà fermement établie, notamment par la tradition symphonique germanique. Difficile de trouver sa place dans un cercle aussi fermé.

Pourtant, le saxophone a tout d’un instrument capable de séduire les compositeurs de l’époque et de stimuler leur imaginaire musical. Pourquoi, alors, ne figure-t-il pas parmi les instruments de l’orchestre symphonique moderne ? Au premier regard, ce rejet du saxophone serait une histoire de son, ou plus précisément, d'une incompatibilité de son. Les différents arguments se résument en un seul : le timbre et le son du saxophone ne se marient pas de manière homogène et naturelle avec ceux du reste de l’orchestre.

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Pourtant, bon nombre de compositeurs de l'époque attestent des capacités lyriques et sonores de l’instrument. En effet, à une époque où l’on s’intéresse au timbre, à l’esthétique et aux sonorités de la musique, le saxophone suscite la curiosité et retient l’attention du monde musical pour ses qualités sonores. Peu après sa découverte du nouveau saxophone, Hector Berlioz affirme le 12 juin 1842 dans le Journal des Débats : « Je ne connais pas un instrument actuellement en usage qui puisse […] lui être comparé. C’est plein, moelleux, vibrant, d’une force énorme, et susceptible d’être adouci ». Le compositeur écrira même la première oeuvre à inclure un saxophone : le Chant Sacré pour sextuor à vent.

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Une guerre de mauvaise foi

L’accueil de certains compositeurs est certes chaleureux mais Adolphe Sax comprend rapidement à son arrivée à Paris qu’il n’est pas le bienvenu. La facture instrumentale parisienne est un petit monde, et l’arrivée soudaine et tonitruante de ce facteur belge, ainsi que sa philosophie capitaliste et sa production instrumentale à échelle industrielle, ne manquent pas de froisser les facteurs parisiens.

Une guerre est déclarée contre Sax et ses instruments. Diffamation dans la presse, contestation de brevets, contrefaçon d’instruments : rien n'arrête les rivaux d’Adolphe Sax. Ils demandent même aux musiciens de ne pas utiliser les instruments du facteur belge, dont le saxophone, mais aussi la clarinette basse, révolutionnée par Sax à l'âge de seulement 24 ans.

Sous la pression des musiciens, les compositeurs ayant écrit pour les instruments d'Adolphe Sax se voient obligés de le supprimer de leurs partitions. Lorsque Donizetti ajoute la clarinette basse dans son San Sebastiano, les musiciens menacent de faire grève. Lors des premières répétitions de son opéra Le Prophète en 1849, Meyerbeer tente de remplacer le solo pour violoncelle par un saxophone alto ; il finit par abandonner l’idée lorsque l’orchestre lui fait part de son mécontentement. Même Berlioz supprimera les deux saxophones ajoutés à sa Damnation de Faust, sans doute dans l’espoir d’assurer le succès de son œuvre après ses divers échecs précédents.

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Victime de son succès et de la jalousie de ses rivaux, le saxophone se retrouve ainsi coincé dans un cercle vicieux. Les compositeurs qui souhaitent se servir de l’instrument savent qu’ils s’exposent à des problèmes auprès de leurs musiciens. Ces rares compositeurs qui décident d‘écrire pour le saxophone le font en ajoutant néanmoins des indications pour le remplacer, si nécessaire, par des instruments à vent plus traditionnels (et acceptables).

A cela s’ajoute la crise économique de 1846 et 1847, qui entraine de grosses réductions budgétaires dans tous les secteurs, dont celui de la musique. Un manque d’opportunités professionnelles pour les musiciens ne fait alors qu'accroître la réticence des musiciens à tout compositeur qui souhaiterait faire appel aux nouveaux instruments d’Adolphe Sax.

Instrument aux mauvaises connotations

Le saxophone souffre également d’une mauvaise image, par ses connotations à la fois militaire et populaire. Au début des années 1840, la musique militaire française et ses ensembles sont en désuétude. Missionné par le roi Louis-Philippe, le général de Rumigny, ministre de la guerre, est envoyé à la recherche de nouveaux instruments capables de remettre la musique militaire de France au premier plan. Impressionné par les créations de Sax, le général conseille au facteur de soumettre au roi une proposition de réorganisation des ensembles musicaux de l’armée française. Après plusieurs démonstrations de ses instruments et même un concours public sur le Champ de Mars, Adolphe Sax sera nommé vainqueur et désigné l’unique fournisseur d’instruments pour l’armée française.

La victoire est conséquente pour Sax mais l'association à l'armée et la monarchie sera en réalité un cadeau empoisonné, créant un conflit avec la classe moyenne de l’époque, alors d’une influence majeure dans la vie musicale française. Le problème ne fait que s'aggraver lorsque Sax est nommé Fabricant officiel d'instruments de musique à l'empereur par Napoléon III, en 1854, un titre que le facteur fera graver sur chacun des instruments.

Adolphe Sax, fabricant officiel	d'instruments de musique à l'empereur
Adolphe Sax, fabricant officiel d'instruments de musique à l'empereur
- Raymond Parks

Sax, roi de la pop

Le saxophone s’impose également dans les concerts promenade de Philippe Musard et Louis Jullien, s'adressant principalement à des publics de classes ouvrière et basse-moyenne. Ces concerts aux allures démesurées sont conçus pour attirer l'audience la plus large possible par des moyens spectaculaires, dont des instruments étranges et aux sons intriguants. C’est ici que le saxophone trouve son meilleur public (Jullien ajoutera même deux saxophonistes solistes dans son ensemble).

Mais ce succès populaire ne plaira pas aux sphères académiques musicales parisiennes. Le Conservatoire de Paris ne citera d'ailleurs pas Adolphe Sax comme professeur de l’établissement lorsqu’il rejoint ce dernier, en 1857. Et quand Sax, alors en grande difficulté financière, propose de continuer son activité de professeur gratuitement , afin d’assurer l’existence de musiciens capables de jouer son instrument, le Conservatoire refusera. Ce n’est qu’en 1942, sous la direction de Marcel Mule, que le saxophone sera de nouveau accueilli au sein du Conservatoire de Paris.

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Mieux vaut tard que jamais

Arrive en 1871 un événement marquant : la première composition avec saxophone d'une œuvre purement orchestrale (sans pression de la part du facteur !) : L’Arlésienne de Bizet. Le saxophone avait déjà figuré dans plusieurs opéras montés à Paris, mais cela fut en grande partie grâce au soutien monarchique dont profitait Sax. L'effort de Bizet provient d'une volonté naturelle d'inclure la sonorité du saxophone dans son oeuvre, ce qui inspirera ensuite d'autres grandes figures de la musique.

On peut citer entre autres Le Roi de Lahore (1877), Hérodiade (1882), et Werther (1892) de Jules Massenet, la Sinfonia Domestica de Richard Strauss (1902), la Rapsodie pour orchestre et saxophone de Debussy/Roger-Ducasse (1903), les Tableaux d’une exposition de Mussorgsky/Ravel (1922), le Boléro de Ravel (1928), la Symphonie no.1 de Copland (1928), Lieutenant Kijé de Prokofiev (1934), le Concerto pour alto saxophone de Glazunov (1934), la Jazz Suite no.2 de Chostakovitch (1938), les Dances Symphoniques de Rachmaninoff (1940), la Symphonie no.9 de Vaughan-Williams (1957) et plus récemment le Concerto pour saxophone de John Adams (2013).

Le saxophone ne figure toujours pas parmi les instruments permanents de l’orchestre classique. Mais après un siècle et demi d'existence, il est certain qu'il a fait ses preuves auprès de ses confrères symphoniques.