Les compositeurs de musique de film sont-ils des compositeurs comme les autres ?
Par Victor Tribot LaspièreAlexandre Desplat, en concert à la Maison de la radio, dirigera ses oeuvres de musique de film les plus célèbres mais aussi ses compositions personnelles. L'occasion de se poser la question : composer pour l'image, est-ce la même chose que de composer pour le concert ?
C’est une chose plutôt rare de voir un compositeur de musique de film diriger sa propre musique. Et encore plus rare lorsque le concert contient un mélange de musique pour le cinéma et de musique personnelle. C’est en cela que le concert proposé par Alexandre Desplat, ce jeudi 6 décembre à la Maison de la radio est un événement.
A la tête de l’Orchestre national de France, le compositeur par deux fois oscarisé, dirigera des suites issues des musiques du Discours d’un roi, La Forme de l’eau, The Ghost Writer ou Harry Potter. Ce sera également l’occasion d’entendre Pelléas et Mélisande, une symphonie concertante pour flûte et orchestre, inspirée de la pièce de Maurice Maeterlinck, et Airlines, une œuvre pour flûte solo en création mondiale. Les deux pièces étant interprétées par Emmanuel Pahud.
Si la musique de film d’Alexandre Desplat est mondialement célèbre et mérite toute sa place dans une salle de concert, sans support visuel, sa musique personnelle nous est totalement inconnue. La curiosité nous pousse donc à vouloir entendre – ou pas – les différences avec sa musique pour le cinéma.
Il est en effet assez tentant de vouloir différencier les deux genres : musique de film et musique de concert. Le premier appartient à la catégorie des œuvres de commande, et doit s’adapter à de nombreuses contraintes alors que le deuxième genre serait supposément libre. « C’est oublier que pour une grande partie de l’histoire de la musique, les compositeurs répondaient la plupart du temps à des commandes, rappelle Benoît Basirico, spécialiste de musique de film, directeur et fondateur du site Cinezik. Ils composaient pour la liturgie, pour un livret d’opéra, pour un ballet, etc. Les premiers compositeurs de l’histoire du cinéma étaient avant tout des compositeurs contemporains, ancrés dans l’une des esthétiques musicales de leur temps ».
Ce n’est que plus tard qu’est apparue une génération de compositeurs dédiés exclusivement au cinéma. C’est l’un des sujets abordés par Benoît Basirico dans son livre qui vient de paraître, La Musique de film, compositeurs et réalisateurs au travail (éditions Hémisphères). « On a eu tendance à oublier qu’un compositeur pour le cinéma est d’abord un compositeur » précise-t-il. Mais il est rare de pouvoir écouter leur musique pour le concert. Il n’existe pas de disques de la musique personnelle d’Alexandre Desplat. Ce concert est notamment un moyen de rappeler qu’il est avant tout compositeur qu’il est lui aussi le descendant d’une esthétique musicale française, un héritier de Debussy et Ravel ».
Avec l’apparition des premières musiques pour le cinéma, le milieu de la musique savante a rapidement fait savoir son dédain. Stravinsky lui-même qualifiait le genre de « musique papier peint ». Heureusement les choses ont un peu changé mais la fissure entre les deux mondes est toujours bien visible.
Musique de film ou musique tout court ?
La musique de film étant une musique de commande, il est parfois difficile de sentir quel est le style personnel d’un compositeur. « La musique pour le cinéma est soit plutôt narrative, avec des mélodies, soit plutôt texturale pour suggérer un climat. On peut alors penser connaître le style d’un compositeur, comme John Williams, ou Alexandre Desplat, alors qu’il s’agit souvent du style du réalisateur. Il a influencé le compositeur par des intentions et des références. Mais lorsque que le compositeur écrit pour lui-même, il est plus libre et peut donc s’inscrire dans un style ou une esthétique qui l’intéresse vraiment. Même si parfois la contrainte peut justement être libératrice » explique Benoît Basirico.
L’un des exemples les plus parlants est certainement celui d’ Ennio Morricone. Ses musiques de films sont parmi les plus connues de l’histoire du cinéma, mais il se plaint régulièrement de ne pas être reconnu comme un grand compositeur de musique contemporaine. Le musicien italien parle d’ailleurs de musique appliquée, pour le cinéma, et de musique absolue, pour le concert.
Problème, ce sont bien ses bandes originales qui sont célébrées rappelle Benoît Basirico : « C’est justement parce qu’il ne se prenait pas au sérieux et a pu oser dans son écriture, comme faire appel à des instruments improbables, ce qui n’aurait pas été le cas pour un compositeur prenant cela trop à cœur. Et à l’inverse, sa musique de concert est plutôt compliquée d’accès car là, lui aussi se prend au sérieux et veut s’inscrire dans une esthétique musicale, de type dodécaphonique, par exemple ».
Se pose alors la question principale : la musique de film est-elle de la musique tout court ? Les avis sont très divers mais la tendance majoritaire penche plutôt pour une distinction claire. C’est notamment l’avis de Marie-Jeanne Serero, compositrice de musique de film et professeure au conservatoire national supérieur de musique de Paris, en classe de musique à l’image. Pour elle, il n’est pas possible de dissocier la musique du film.
« C’est un tout, un dialogue qui est le fruit d’une discussion, d’une collaboration entre un réalisateur et un compositeur. Je n’ai pas du tout besoin de sentir que la musique peut s’écouter séparément de l’image. Au contraire, cela va plutôt me gêner. Il s’agit d’un réalisateur qui est allé à la rencontre d’un compositeur donc pourquoi vouloir dissocier ce composite, cet art fait de transparence. La musique doit parfois s’effacer ou à l’inverse devenir prépondérante, voire décalée. Il faut qu’elle ait un sens par rapport à une image ».
On retrouve un avis similaire du côté de feu Pierre Jansen, compositeur attitré de Claude Chabrol, cité dans le livre de Benoît Basirico. « Un compositeur de cinéma n'écrit pas son oeuvre de musicien. La musique est un monde clôt qui se suffit à lui-même alors que la musique de film est une partie du film » nous dit-il. Pourtant, le nombre de ciné-concerts ou de concerts entièrement dédiés à la musique de film explose en France comme ailleurs. Il y a donc un public pour écouter cette musique, sans l'image.
Un engouement que nuance Benoît Basirico. Il y voit surtout le signe que les réalisateurs ou les producteurs de cinéma laissent de moins en moins la place à la grande musique de film, parce que trop chère et plus assez rentable depuis la crise du disque. « Il y a encore quelques années, les amateurs de musique de film achetaient les vinyles, les disques et se rendaient en toute logique dans les cinémas pour apprécier la musique. Depuis la crise du disque, la musique de film n’est plus rentable et il faut, assez paradoxalement, se rendre dans les salles de concert pour l’écouter ».