Marc-Antoine Charpentier, compositeur malgré Lully
Par Léopold TobischAvant de devenir l’un des plus grands maîtres de la musique sacrée, Marc-Antoine Charpentier doit d’abord (sur)vivre sous l'influence et l’autorité écrasante d’un autre compositeur et adversaire redoutable, Jean-Baptiste Lully.
Il existe peu d’informations précises sur la vie du compositeur français Marc-Antoine Charpentier, sans doute parce qu'il mena une vie relativement tranquille, loin des scandales et de l’attention. Vers 1650, Charpentier quitte la France pour s’installer à Rome dans l’espoir semble-t-il d’y étudier la peinture. C’est alors qu’il découvre la musique sacrée italienne et notamment les motets du compositeur italien Giacomo Carissimi. Il se consacre à l’étude de la musique auprès de ce dernier pour devenir l’un des plus habiles compositeurs de l’époque, maître de l’art musical italien et de ses traditions vocales dont la polychoralité, tradition vénitienne par laquelle les chœurs sont physiquement séparés et chantent en alternance.
De retour en France, le compositeur français aux influences ouvertement italiennes profite d’un certain succès pour ses monodies et ses œuvres religieuses. Mais c'est sans compter le monopole d’un compositeur italien alors au pouvoir en France, dont l’influence sur la scène musicale française plonge dans l'ombre la musique et la carrière de Charpentier.
Marc-Antoine Charpentier et Giovanni Battista Lulli : deux compositeurs, l’un français, l’autre italien. Ironie du sort, ce sera Lully qui représentera au mieux les mœurs musicales françaises de l’époque. Nommé surintendant de la musique du roi Louis XIV et maître de musique de la famille royale en 1661, Lully se montre farouchement opposé aux influences musicales "italiennes" dans la musique française, dont la musique de Marc-Antoine Charpentier.
En tant que surintendant, Lully exerce dès lors une emprise quasi-totale sur la vie musicale française. Il se servira de son influence pour imposer sa vision musicale et retenir toute possible concurrence à son pouvoir. S'il accepte néanmoins de faire travailler certains compositeurs dont Charpentier mais également Marin Marais, il veillera néanmoins sans cesse à limiter leur succès afin d’empêcher qu’ils ne reçoivent un succès ou une attention trop importants.
En 1670, Charpentier est nommé maître de musique au service de la Duchesse de Guise, cousine du roi Louis XIV et grande mécène des arts. L’influence de la duchesse auprès du roi de France permettra à Charpentier de voir sa musique jouée et publiée, malgré les efforts de Lully. Mais ce dernier acquiert en 1672 un privilège de la part du roi interdisant à toute personne « de faire chanter aucune pièce entière en France, soit en vers français ou autres langues, sans la permission par écrit dudit sieur Lully, à peine de dix mille livres d'amende, et de confiscation des théâtres, machines, décorations, habits… ».
Le pouvoir de Lully sur la création musicale française lyrique est alors complet. Il exerce désormais un monopole sur la production d'opéra et de théâtre musical en France, qu’il manie sans pitié contre ceux qu'il perçoit comme ses rivaux.
Entre Lully et Charpentier, Molière
Inévitablement, l’influence de Lully ne manquera pas de lui valoir certains ennemis, dont son ami fidèle et ancien collaborateur, Molière. Dramaturge et compositeur fétiches du roi Louis XIV, Molière et Lully mettent au point ensemble la « comédie-ballet » , œuvre théâtrale au sein de laquelle sont insérées une musique dansée entre chaque acte afin de permettre aux comédiens de se changer.
Le duo crée ensemble une douzaine de comédies-ballets, dont Georges Dandin, Monsieur de Pourceaugnac, Le Bourgeois gentilhomme, Le mariage forcé et Psyché. Mais alors que Lully obtient le contrôle suprême de la création musicale en 1672, l’amitié et la collaboration fructueuse de huit ans se rompe. Les nouvelles restrictions draconiennes de Lully, dont l’interdiction sans son autorisation de toute représentation théâtrale accompagnée de plus de deux airs et de deux instruments, seront de trop pour Molière.
A la recherche d’un nouveau compositeur collaborateur, le dramaturge se tourne vers Charpentier et lui demande composer les intermèdes musicaux de ses comédies-ballets, dont Le malade imaginaire, créé le 10 février 1673 sur la scène du Palais-Royal à Paris. Pour ajouter l'insulte à l'injure, Charpentier sera même contraint d’écrire de nouvelles musiques pour Molière afin de remplacer la musique de Lully, désormais plus conforme aux nouvelles restrictions imposées…par Lully !
Charpentier, compositeur malgré Lully
Le pouvoir quasi-totalitaire de Lully limite la production musicale de l'époque. Empêché de monter ses opéras sur les scènes des grands théâtres de la ville, Charpentier n'est pas pour autant privé de représentations privées. Certes plus petites de taille et de moyens, ces représentations permettent néanmoins au compositeur d’écrire et de monter plusieurs opéras de chambre sur des sujets bibliques, mythologiques et allégoriques.
Après la mort de Lully en 1687 et la dissolution de son monopole, Charpentier est finalement libre de composer ses propres drames musicaux à grande échelle, dont les opéras Celse Martyr et David et Jonathas, produits au Collège jésuite Louis-le-Grand où Charpentier est nommé maître de musique. Il crée même son opéra Médée pour l'Académie Royale de Musique au Théâtre du Palais-Royal, ancien siège du pouvoir de Lully.
Mais si Médée est loué par les connaisseurs et par le roi, l’opéra ne rencontre pas pour autant le succès espéré et sera abandonné par l’Académie Royale après seulement une dizaine de représentations. Même depuis sa tombe, Lully semble nuire à la carrière de Charpentier.
L'échec de Médée annoncera la fin des opéras de Charpentier, qui s'adonne d’un air défaitiste à l’écriture de motets, de psaumes et des messes pour les offices de la Sainte-Chappelle, son dernier poste :
« J'étais musicien, considéré bon parmi les bons et ignare parmi les ignares. Et comme le nombre de ceux qui me méprisaient était beaucoup plus grand que le nombre de ceux qui me louaient, la musique me fut de peu d'honneur mais de grande charge. »
A sa mort le 24 février 1704, Marc-Antoine Charpentier tombe dans l’oubli, sa musique rejetée par les « lullistes » mais aussi parce que ses partitions furent peu éditées. Les pages manuscrites de Charpentier sont vendues à la bibliothèque du roi en 1727 et conservées pour ensuite devenir le noyau de la nouvelle Bibliothèque Nationale lors de l’établissement de la Première République en 1792.
La redécouverte de l'œuvre de Charpentier au début des années 1950, replace le compositeur au cœur de l’attention musicale française. Le chef d'orchestre William Christie sera l’un des plus grands défenseurs de l’œuvre de Charpentier : son ensemble Les Arts Florissants, fondé en 1979, porte même le nom d'un opéra de chambre de Charpentier.
Mais la plus grande victoire du compositeur tant ignoré aura lieu à la télévision. En 1954, la Marche en rondeau du grand Te Deum en ré majeur H.146 est sélectionnée comme thème musical des émissions du réseau Eurovision de l'Union Européenne de Radiodiffusion. Le thème précèdera notamment le célèbre Concours Eurovision de la chanson dès sa genèse en 1956, diffusée dans plus de 50 pays. Plus de trois siècles après sa mort, Marc-Antoine Charpentier sort finalement de l’oubli pour devenir l’un des compositeurs les plus écoutés d’Europe !
Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.
Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.