Marin Marais, Les folies d'Espagne
Les Couplets sur les "Folies d'Espagne" sont une série de variations sur le thème de la folia composées par Marais pour son second recueil de pièces de viole. Sommet du répertoire pour l'instrument, cette œuvre témoigne des trésors d'inventivité que les compositeurs baroques ont su déployer pour faire de quelques notes un motif inoubliable.
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Frontispice de l'édition originale du Second livre de pièces de viole
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** L’ŒUVRE DANS SON CONTEXTE**
**** Marin Marais et le goût musical français sous Louis XIV L’ère de la musique fonctionnelle
À l’âge baroque, et sous le règne de Louis XIV en particulier, la musique tient une fonction sociale primordiale. Son objet n’est pas uniquement de plaire à l’auditeur, et on peut lui reconnaître entre autres :
un rôle d’apparat ; la musique peut servir à souligner le faste de la vie de cour (accueil des ambassadeurs, manifestations publiques...) et accompagne le souverain dans la plupart de ses déplacements.
un rôle éducatif ; la musique est alors considérée comme indispensable à la formation de « l’honnête homme », et sa pratique est très répandue aussi bien dans les milieux les plus aisés qu’au sein des couches populaires (à l’occasion des bals donnés par les corporations d’instrumentistes, par exemple). Les recueils de pièces de viole tels que celui de Marais sont d’ailleurs pensés aussi comme des exercices, ainsi chacun contient-il en préambule des indications signées du compositeur lui-même sur la manière dont le gambiste doit les interpréter.
un rôle de divertissement ; la musique est au cœur des pratiques de sociabilité entre aristocrates mais aussi dans les salons bourgeois qui commencent à se multiplier au XVIIe siècle. La musique est alors vue comme un jeu d’esprit plaisant et raffiné, en témoignent les nombreuses pièces imitatives ou descriptives en vogue, fréquentes sous la plume de Marais ou de François Couperin.
Toutes les Folies sont permises au Bac Musique !La mélodie populaire La Follia traverse l'histoire de la musique occidentale : ne manquez pas le chapitre sur La Sonate op. 5 N°12 , publiées la même année que la Sonate op. 5 La Follia, dans notre Dossier Bac 2013!
ECOUTEZ : L'émission "Grands compositeurs" du 29 avril 2009, présentée par Marc Dumont, était consacrée à Marin Marais et à la folia.
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**** FICHE TECHNIQUE
(1656-1728)
Date de publication : 1701
Durée : environ 15 minutes
Dédicataire : Philippe d’Orléans, frère du Roi, dit « Monsieur »
Genre : musique baroque instrumentale
Effectif : viole de gambe et basse continue (le plus souvent théorbe et clavecin)
La suite de danses, une forme en cour La fin du XVIIe siècle voit se formaliser la suite de danses, dite « à la française » hors de nos frontières, comme principe d’ordonnancement de la musique instrumentale. Ainsi au sein d’un même recueil, les compositeurs font alterner des pièces de même tonalité, mais de caractère contrasté (en rythme et en tempo), inspirées des musiques à danser populaires telle la gavotte, danse assez vive au rythme binaire. Cette suite s’ouvre par un prélude, pièce d’apparence improvisée, qui visait originellement à l’échauffement de l’instrumentiste. Cet agencement en prélude et suite sera vite adopté par les grands compositeurs européens de la fin de l’âge baroque (au premier rang desquels Jean-Sébastien Bach). Quelques pièces moins formelles côtoient encore ces danses imposées, telles les morceaux descriptifs (Carillon ) ou encore les variations sur un thème, dont les Couplets sur « les Folies d’Espagne » sont l’exemple le plus marquant parmi l’œuvre de Marais.
La famille des violes et son répertoire http://image.radio-france.fr/francemusique/_media/ev/290000169-photo2.jpg
**Contrairement à une idée reçue, viole et violoncelle n’ont aucun lien de parenté ! **
Si la première acquiert la forme sous laquelle on la connaît dans l’Espagne du début de la Renaissance, inspirée par un instrument arabe, le second en revanche dérive de la vièle en usage dans l’Occident médiéval. Ce n’est que pour des raisons pratiques (sonores et ergonomiques essentiellement) que leurs aspects respectifs sont si proches, mais dans le détail, beaucoup de différences les opposent (nombre de cordes, présence ou non de frettes sur le manche, tenue de l’archet…). D’où les disparités acoustiques entre les deux instruments, la viole offrant un son moins pur, d’apparence plus rustique, mais tout aussi mélancolique que celui du violoncelle. Notons enfin qu’il existe, à l’instar de la famille des violons, toute une gamme d’instruments à la tessiture plus ou moins élevée, depuis le dessus de viole jusqu’au violone. C’est dans la seconde moitié du XVIIe siècle que son répertoire s’étoffe en France, avec un temps de retard sur des pays tels l’Angleterre, où l’instrument jouit d’une solide réputation depuis la Renaissance. La musique pour viole acquiert ses lettres de noblesse grâce à Marais et aux compositeurs de sa génération ( Forqueray, de Caix d’Hervelois…), qui confient à l’instrument un rôle de soliste dont il ne bénéficiait pas dans les pièces de Sainte-Colombe ou de Le Roux, auteurs de nombreuses pièces à deux violes. Par ailleurs, l’essor de la basse continue, largement individualisée, en tant que soutien harmonique de l’instrument accroît les possibilités expressives de la littérature qui lui est destinée.
Influences étrangères et spécificités françaises Le XVIIe siècle européen voit poindre une véritable individualisation des styles musicaux nationaux, dont les contemporains ont alors pleinement conscience, et qui suscite nombre de controverses au sein de l’élite intellectuelle française (des dissensions qui culmineront un demi-siècle plus tard lors de la Querelle des Bouffons). Tant par la forme que l’écriture de sa musique instrumentale, Marais semble parvenir à une sorte de canon du goût français, retenu et délicat, au contraire de la musique italienne fréquemment présentée comme passionnée et débordante d’affects, manquant trop souvent de retenue. La façon italienne a pourtant assez largement influencé la musique instrumentale du temps, alors balbutiante en France : la virtuosité de ses interprètes et la verve mélodique de ses compositeurs ont exercé une véritable fascination sur les auditeurs français, ce qui se ressent dans le travail des compositeurs. Ainsi la relative indépendance acquise par l’instrument soliste vis-à-vis de sa basse continue semble découler de l’essor de la forme concertante de l’autre côté des Alpes. Marais considère la manière italienne avec une certaine distance, et ne s’intéressera d’ailleurs pas au violon, instrument roi en Italie, qui supplante brutalement la viole en France dès les années 1730-1740. Tant harmoniquement que mélodiquement, sa musique reste ancrée dans une certaine tradition française. Il cède néanmoins à la mode du temps et s'empare d'un modeste thème musical d'origine ibérique à partir duquel il accouche de l'un des chefs-d'oeuvre de la littérature pour viole de gambe. ...............................................................................................
** CLÉS D’ANALYSE : le motif varié**
Le thème de la folia : genèse et potentialités Dès la Renaissance, les compositeurs de musique savante développent un vif intérêt pour de petits motifs musicaux populaires à l’origine souvent obscure, qu’ils s’approprient et utilisent comme base de leur travail compositionnel. Le thème dit de « la folie d’Espagne » (aussi appelé le « Faronell » en Angleterre, en hommage au violoniste Michel Farinelli qui l’y a fait connaître) est sans aucun doute celui qui a le plus inspiré les musiciens du temps. Il serait apparu au Portugal dès le XVIe siècle, et a rencontré un vif succès dans toute l’Europe au cours des décennies suivantes. Né de la fusion de deux thèmes dansants déjà fort appréciés, le Passamezzo antiquo et la Romanesca, sa ligne mélodique simple et entêtante (on parle d’ailleurs à son sujet de « basse obstinée » car la basse y suit une formule immuable) et son rythme de sarabande* empreint de noblesse séduisent nombre de compositeurs. Marais succombe à l’engouement général dès les années 1680 (des ébauches de variations sur ce thème datant de cette époque ont été retrouvées) et publie ses « couplets » dans son second livre de pièces de viole en 1701.
L’art de la variation chez Marais Marais est déjà un compositeur reconnu lorsqu’il s’attaque au thème de la folia. Son maître Sainte-Colombe décèle en lui le génie musical alors qu’il n’est âgé que de vingt ans, et Louis XIV lui-même lui offre la charge de musicien de la chambre du Roi, payante en théorie, preuve de la grande admiration que lui vouait le souverain. Tout l’art de Marais s’exprime au long de ces trente-deux couplets, où le modeste thème se voit varier avec une inventivité saisissante et toujours renouvelée. Alternant couplets vifs et couplets lents, Marais exploite le motif en l’agrémentant (c’est-à-dire l’ornant de notes supplémentaires), le diminuant (en jouant de façon déliée les notes composant l’harmonie), en faisant subir toutes sortes de variations au rythme initial. Toutes les possibilités expressives de la viole sont convoquées, et la partition demande parfois un véritable engagement physique à l’interprète (coups d’archets furieux, grands écarts de doigté…) mais aussi une véritable sensibilité musicale dans les passages plus délicats. Il est intéressant de noter que la basse continue joue un rôle fondamental tout au long de la pièce : elle ne se contente plus d’accompagner la viole, mais dialogue véritablement avec elle, Marais lui a d’ailleurs consacré pour ce recueil une partition dédiée (alors qu'il était d'usage de la laisser à l'appréciation des interprètes).
http://image.radio-france.fr/francemusique/_media/ev/290000169-photo3.jpg **** La folia à l’âg e baroque
La fin du XVIIe siècle marque le pic de popularité du thème de la folia en Europe. Parmi ses plus fervents admirateurs, l’on compte des écrivains tels Cervantès ou Madame de Sévigné, ainsi que de nombreux hommes d’état qui stimulent la production de pièces variées sur ce
thème.
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Lully semble être le premier compositeur a en avoir fait usage en France, bientôt suivi par d’Anglebert, Marais bien sûr, Michel Corrette entre autres. En Italie la Follia comme on l’y dénomme devient source de créativité pour tous les grands compositeurs : Arcangelo Corelli, dont la Sonate op.5 n°12 est publiée la même année que les variations de Marais, Antonio Vivaldi, Alessandro Scarlatti… Même Jean-Sébastien Bach dans sa Cantate des paysans cédera au goût pour ce thème, qui s’estompe progressivement à l’âge classique. ...............................................................................................
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** POSTÉRITÉ DES « FOLIES D’ESPAGNE »**
Dans les musiques savantes européennes La variation sur un thème populaire perd quelque peu en popularité au cours du XIXe siècle, mais le succès rencontré par la folia par le passé incite encore nombre de compositeurs à s’y référer directement ( Franz Liszt – Rhapsodie espagnole : Folies d’Espagne et Jota aragonaise, 1867) ou indirectement ( Sergueï Rachmaninov – Variations sur un thème de Corelli, lui-même inspiré de la folia, 1932). La période contemporaine, en particulier le courant post-moderne* friand de pastiches et attiré par une forme de retour à l’ancien, voit plusieurs de ses compositeurs réinterpréter le thème à leur manière. Citons pour mémoire Nicolas Bacri (Folia : chaconne symphonique pour orchestre Op.30, 1990) et Hans Werner Henze (Aria de la Folia española, pour orchestre de chambre, 1977)
Dans la musique populaire La folia, du fait de sa rythmique répétitive, de son enchaînement harmonique évocateur et de sa mélodie simple et mélancolique, a naturellement attiré des groupes ou artistes de musique populaire. Nous pouvons citer parmi les plus notables l’ensemble de musique folklorique irlandaise Kila ou le groupe de rock progressif allemand Tangerine Dream. D’aucuns ont mis en lumière la parenté frappante entre ce thème et le refrain du premier succès de Britney Spears Hit me baby one more time …
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Au cinéma Après une longue éclipse, la vie et la musique de Marin Marais ont connu un retour en grâce à la fin du XXe siècle, auquel le film d’Alain Corneau Tous les matins du monde (adapté du roman de Pascal Quignard) n’est sans doute pas étranger. Y est relatée la vie et l’ascension du compositeur interprété par les Depardieu père et fils. On peut y voir notamment le jeune Marais interpréter quelques mesures d'un air de sa composition devant son maître Sainte-Colombe, rôle tenu par Jean-Pierre Marielle. On peut également entendre le thème varié par Vivaldi dans une scène de la Famille Adams, et Vangelis s’en est inspiré pour la bande originale du film 1492 : Christophe Colomb.
Pour aller plus loin • Le dossier de presse (en pdf) d’une exposition consacrée à la viole à l’abbaye de Noirlac en 2007, avec présentation exhaustive de la famille d’instruments : à lire ici
• Un site recensant toutes les utilisations connues du thème de la folia dans la musique : attention, c’est en anglais !
• Pour de plus amples renseignements relatifs à la biographie de Marin Marais, on peut se référer à l’ouvrage de Sylvette Milliot et Jérôme de la Gorce (Marin Marais, Paris, Fayard, 1991)
• Pour approfondir sur le thème de la vie musicale française au XVIIe siècle, l’ouvrage de Marcelle Benoît (Les musiciens du roi de France (1661-1733), Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1982) fait figure de référence.
Colin Bévot
Glossaire
**Basse continue ** - à l’époque baroque, la basse continue sert d’accompagnement à l’œuvre musicale. Elle se compose d’instruments polyphoniques ou à la tessiture grave, tels le clavecin, l’orgue, le théorbe, la viole de gambe...
Sarabande - voici la définition qu’en donne Jean-Jacques Rousseau en 1777 dans son Dictionnaire de musique : « Air d’une danse grave, portant le même nom, laquelle paraît nous être venue d’Espagne, et se dansait autrefois avec des castagnettes. Cette danse n’est plus en usage, si ce n’est dans quelques vieux opéras français. L’air de la sarabande est à 3 temps lents »
Musique postmoderne - attitude musicale de la seconde moitié du XXe siècle, née en réaction au courant musical moderniste incarné par Boulez, Stockhausen, Nono... Elle prône entre autres la prise en compte de toute forme d’art antérieure, l’utilisation de collages, citations ou mixages musicaux, l’abandon des frontières savant/populaire, la dédramatisation du geste artistique.
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