"Montrer à quel point nous sommes essentiels" : quand les artistes occupent l'opéra de Nantes
Par Louis-Valentin LopezPartout en France, les occupations de lieux culturels se multiplient. Les artistes réclament la réouverture des salles de spectacle, fermées depuis la début de l'épidémie de Covid-19. À Nantes, ils occupent nuit et jour le théâtre Graslin. Plongée dans un microcosme organisé.
Le mouvement fait tâche d'huile. Aux quatre coins de la France, des artistes et intermittents du spectacle investissent des lieux culturels, inspirés par le théâtre de l'Odéon à Paris, premier établissement occupé le 4 mars dernier. Ils réclament la réouverture des opéras, théâtres et salles de spectacle - fermés au public depuis le début de la crise sanitaire -, le retrait de la réforme de l’assurance chômage, ou encore la prolongation de l'année blanche.
Dans le centre de Nantes, des artistes occupent depuis deux semaines le théâtre Graslin, la salle d'opéra de la ville. Ils sont une cinquantaine à venir très régulièrement, et parfois à dormir sur place. Comment s'organisent-ils au quotidien ? Quelles sont leurs revendications ? Nous avons passé toute une journée à leurs côtés. Récit heure par heure.
11h15 - Rendez-vous devant une petite porte dérobée qui donne sur la rue Corneille, adjacente au théâtre Graslin. La "chatière", comme l’appellent avec humour les artistes qui occupent les lieux depuis maintenant deux semaines. C’est Alain qui nous ouvre, affable, les cheveux en bataille. "On accueille les gens dès le matin par cette porte VIP", raconte-t-il, un grand sourire qu’on devine aisément derrière son masque. "Quand on rentre, c’est masque et gel hydroalcoolique obligatoire ! Puis, on demande aux gens pourquoi ils viennent : on leur explique en quoi ça consiste de venir soutenir l’action dans les salles de spectacle."
À côté d’Alain, deux feuilles, avec des noms et des numéros de téléphone griffonnés au stylo bille. "La première feuille sert à s’inscrire quand on vient ponctuellement, dans la journée", explique Alain, qui travaille dans le bâtiment mais qui se dit sensible à la cause des artistes. "Puis, il y a la fiche où on peut s’inscrire pour passer la nuit. C’est complet aujourd’hui, donc moi, je peux pas..." La limite est effectivement fixée à trente personnes pour les "dormeurs", précautions sanitaires obligent.
11h30 - Une jeune femme et un jeune homme toquent à la porte. Cyrielle et Antoine ont respectivement 19 et 18 ans et sont étudiants au Lycée Gusteau de Nantes, en régie du spectacle. Incarnations d’une nouvelle génération inquiète pour son futur. "En ce moment pour nous, c’est assez compliqué pour les études, les stages. On a aussi un peu peur pour notre avenir. On trouve donc ça très important de venir participer et d’aider à la cause", témoigne Cyrielle, qui vient s’inscrire pour dormir au théâtre Graslin une deuxième nuit d’affilée. Et qui pense renouveler l’expérience.
11h40 - Il a les cheveux roses et une mine studieuse. Dans la coursive déserte, un autre étudiant planche, mais sur son cours de linguistique. Iliane, 19 ans, vient depuis deux jours participer à l’occupation de l’opéra. "Je suis d’abord ici pour soutenir les intermittents du spectacle. Je ne le suis pas personnellement, mais en tant que philosophe je m’intéresse pas mal à l’art, à l’esthétique. Ce sont des thèmes qui me préoccupent." Pour passer la nuit, les occupants "ont rapporté des matelas, du coup c’est super confortable." Le pauvre jeune homme ne le sait pas encore, mais il dormira hélas à même le sol, sacrifiant son dos pour nous faire profiter d'un matelas.
12h - Derrière une porte vitrée, dans le grand hall (cœur battant de l'occupation), se tient comme tous les matins dans le grand hall la "réunion de vie interne". Une discussion privée, qu'on devine par moment animée, entre les occupants.
12h30 - En attendant de retrouver les occupants de Graslin, nous poussons la porte de la grande salle du théâtre, bijou d'architecture érigé à la fin du XVIIIe siècle. Espace majestueux, avec ses murs recouverts de feuilles d'or, ses sept-cent quatre-vingt-quatre fauteuils... vides, depuis le début de la crise sanitaire. Des pupitres sont malgré tout alignés sur scène, et un piano couvert d'une bâche. Car en dépit du Covid-19, l'établissement continue d'organiser des captations, qu'il diffuse ensuite sur internet.
Nous levons au passage les yeux pour admirer le plafond de la coupole, orné d'une fresque du peintre Hippolyte Berteaux, qui représente des allégories liées au théâtre et à la musique. Dehors, du mouvement nous indique que la réunion interne est terminée. C'est le moment de nous rendre sur le parvis.
13h - Comme tous les jours, c’est l’heure de l’Agora. Devant les colonnes du théâtre Graslin, couvertes de messages et d’affiches en tout genre - témoignages des revendications des occupants - les marches se remplissent progressivement d’une foule hétéroclite, bien qu’assez jeune. Un pied de micro est dressé sur le parvis.
"Bonjour et bon appétit ! L’Agora est ouverte de 13h à 14h30, pour qui veut prendre la parole, pour une revendication, une histoire d’amour, un rire ou un pleur, une chanson, ce que vous voulez. La parole est offerte sur la place Graslin", résume un occupant dans le micro. "Qui veut s'exprimer ?" Les prises de parole s'enchaînent alors. Un vieux comédien exsangue, qui alerte sur la précarité économique du monde du spectacle. Un "Clown animateur de queues" (CAQ), qui récite un poème. Mais aussi un jeune travailleur intérimaire, démuni face à la crise. Il est également question de droit au logement. Car il n'y a pas que les artistes : les occupants mettent un point d'honneur à faire de l'Agora un espace de convergence des luttes.
Derrière le micro, Marylou, comédienne qui occupe le théâtre depuis le premier jour, détonne avec son haut rouge vif. Elle énumère les revendications : premièrement, l'abrogation de la réforme de l’assurance chômage. Deuxièmement, un plan massif de soutien à l’emploi et de reprise de l’activité "dans tous les secteurs, en concertation avec les organisations représentatives des salariés".
Une baisse immédiate, aussi, du seuil d’accès à l’indemnisation chômage "pour les primo-entrants et les intermittents en rupture de droit." Évidemment, la "réouverture immédiate des espaces de rencontre artistique avec le public, dans des conditions définies, en concertation avec les professionnels." Sans oublier la prolongation de l’année blanche "et son élargissement à tous les travailleurs précaires."
"J’occupe le théâtre et je viens assister à l’Agora. Le micro est libre. On rappelle les revendications, l’actualité du mouvement. Mais l’idée est que toute personne vienne dire ce qu’elle a envie. Dire un mot, chanter une chanson, pousser un cri. Les messages sont tous différents. C’est assez rare, surtout en ce moment, d’avoir un espace où s’exprimer, se retrouver. L’idée est de rassembler les gens et d’avoir un endroit pour s’exprimer et s’écouter" - Julie, comédienne
13h45 - Nous quittons l'Agora pour nous rendre dans le hall, centre névralgique de l'occupation. À côté du grand escalier, la statue de Molière, masquée, enveloppée d'une couverture de survie et un drapeau de la CGT dans les bras, donne le ton. Sur la droite, d'immenses feuilles suspendues rappellent le programme de la journée et des semaines à venir.
Les occupants ont recouvert le sol de plastique, pour ne pas détériorer les lieux. "C’est fait avec classe. Il n’y a pas de détérioration, ils ont protégé les sols, tout est propre et bien rangé. Je trouve que c’est un exemple même de mobilisation propre et intéressante à suivre", juge Samuel, jeune homme au visage buriné et aux yeux clairs, "grand consommateur de spectacle", qui vient pour la première fois se renseigner sur l'occupation : "Ça fait quand même un an que ça me manque beaucoup de pouvoir sortir en festival, d'aller au théâtre."
La compagne de Samuel, Cyrielle, confirme, d'autant qu'elle est concernée au premier chef : "Je suis comédienne et fais du théâtre pour enfant, donc je ne peux pas jouer depuis un bon moment. Je pense qu’il faut que l’on occupe les lieux culturels pour montrer à quel point on est importants, essentiels, même."
14h - Nous allons faire un tour sur la gauche du hall. Le comptoir, habituellement dédié à l'accueil des spectateurs, est recouvert de boîtes de thé, de café et d'aliments en tout genre. Trois micro-ondes, trois cafetières, trois poubelles, aussi, pour trier les déchets. Ici, les repas sont partagés, et chacun apporte la contribution qu'il souhaite. Ce midi, c'est couscous végétarien.
Frédéric, 62 ans, chanteur et musicien, prend un café serré. Écharpe et pull brodé, il occupe le théâtre depuis une dizaine de jours. "On veut défendre nos métiers, et surtout le fait que les lieux de culture doivent ouvrir, absolument. Nonobstant la crise du coronavirus. Le gouvernement fait preuve d’incohérences : d’un côté on peut aller s’entasser à droite et à gauche, dans les transports publics, dans les supermarchés. Et de l’autre, les lieux de culture sont interdits. Ça n’a pas de sens."
"Ce lieu-là est représentatif d'une culture réservée à une certaine frange de la population. Cette forme d’expression qu’est l’opéra n’est pas démocratisée. C’est d’autant plus symbolique qu’il s’agit de se réapproprier l’art. C’est beau, l’Opéra. Ce serait bien que ce soit ouvert à tous" - Frédéric, chanteur et musicien
14h20 - Retour sur le parvis. Franck, syndiqué à la CGT, est en train avec des collègues d'accrocher une nouvelle banderole sur la façade, contre la réforme de la fonction publique. Le machiniste à l’opéra depuis 25 ans soutient "à fond" le mouvement. "Je fais partie de ceux ont fait entrer les artistes il y a deux semaines", explique-t-il, juché sur un escabeau.
"Pour nous, c’est comme s’il n’y avait pas d’occupation. La nuit la salle est occupée, mais le matin, ils partent de bonne heure. L’activité en plateau n’est pas changée. Ils sont d’ailleurs en train de faire un enregistrement en ce moment même !" - Franck, machiniste à l'opéra
15h - Effectivement, sur scène, seule devant un micro, Marie-Bénédicte Souquet donne de la voix. L'artiste lyrique, cette année résidente à l'opéra d'Angers-Nantes, vient enregistrer un podcast sur le thème de la folie dans l'opéra, qui sera mis en ligne par le théâtre Graslin le 10 avril. "Les concerts qu’on devait faire avec l’Opéra ont forcément été annulés. L'établissement nous permet donc d’enregistrer des podcasts, qui seront diffusés sur le site de l’Opéra. J’ai donc enregistré des extraits de ce que j'aurais dû faire en concert", témoigne l'intermittente.
"La cohabitation se passe très bien dans la mesure où on veut tous la même chose : on a très envie que les théâtres rouvrent. On a vraiment envie de la même chose, donc ils ne vont pas nous empêcher de travailler" - Marie-Bénédicte Souquet, artiste lyrique
15h30 - Le creux de l'après-midi. Dans le hall, l'ambiance est studieuse. Assis autour de tables, les occupants de Graslin réfléchissent à la suite du programme. Frédéric dirige une compagnie dédiée au théâtre d’improvisation. "Ici, je m'essaie un peu sur les rôles. Je participe un peu à la la commission communication, mais c’est pas là où je suis le meilleur… Je suis mieux dans la commission action, a priori !", lâche avec gouaille le comédien et metteur en scène, en croquant avec vigueur dans une pomme.
Frédéric a du mal à sortir la tête de l'eau. "La situation est très simple : on ne travaille plus. Depuis le mois de mars, j’ai dû travailler une centaine d’heures, allez, cent-cinquante. Il y a ceux qui sont intermittents, ceux qui ne le sont pas, ceux qui sont au chômage… Mais dans tous les cas de figure, on va bosser de moins en moins."
16h - Juste à côté, c'est le "comité des fêtes". Trois femmes planchent sur le programme artistique de la semaine (les occupants font régulièrement venir des artistes, qui se produisent durant une quinzaine de minutes chacun). Marie, chanteuse et chef de choeur, vient tous les jours depuis le début de l’occupation. "C’est avec l’expérience que ça se rôde ! Si on veut que le mouvement fonctionne et avance comme il faut, on est obligé d’avoir une certaine organisation."
Marylou, la comédienne qui a parlé tout à l'heure lors de l'Agora, souligne l'importance de la commission technique-logistique : "comment s’organiser pour faire la vaisselle, pour avoir à manger, du papier toilette… Des questions prosaïques mais très concrètes : quand on occupe un lieu jour et nuit, il y a aussi ce besoin de s’organiser sur ce type d’éléments."
18h15 - Assemblée générale, dans la salle de spectacle. Une trentaine de personnes s'installent sur les sièges molletonnés. L'occasion encore une fois de rappeler les revendications, car les participants à l'AG "ne sont pas toujours les mêmes d'une séance à l'autre", note une porte-parole. Une réouverture des lieux, oui, mais avant cela, un "plan massif de soutien à l'emploi". Sans ce plan de soutien, "pour un artiste rémunéré, il y en aurait quatre sur le bord de la route, qui continueraient soit à crever, soit à continuer de répéter gratuitement pour ne pas crever."
À l'ordre du jour également : la demande d'un dispositif pour soutenir les artistes auteurs, qui pour la plupart "ne sont pas protégés par le salariat".
18h45 - Nous nous éclipsons à regret de l'AG car il est l'heure... des "endormeurs". Tous les jours, des occupants de l'opéra défilent dans les rues du centre ville, en pyjama et bonnet de nuit, pour annoncer le couvre-feu de 19h avec une comptine, sous forme de décompte. Les passants, qui se dépêchent de rentrer, s'attardent, jettent des regard amusés et curieux, parfois même filment et prennent des photos. Il faut dire que la performance, décalée, pique la curiosité.
Delphine, coach en théâtre d'improvisation, mène la marche. Pour elle, participer à ce cortège insolite est une délivrance : "Je n'ai pas joué un public depuis six mois. Quand j'ai fait les endormeurs pour la première fois il y a une semaine, des gens m'ont fait des clins d'œils, m'ont dit 'merci'. Un 'merci', presque, de soulagement. J'ai réalisé que l'art était mon oxygène. Que pour moi, c'était indispensable."
20h - La nuit tombe sur Graslin. Dans le hall, un groupe de jeunes joue aux cartes et discutent avec emphase. Ils s'apprêtent à passer la nuit ici. Samuel est étudiant en régie du spectacle vivant, pas forcément serein pour son avenir : "La culture et le spectacle, c'est le milieu qui nous attend pour travailler, d'ici un an et demi. La dernière fois qu'on est venu c'était pour voir des spectacles, maintenant, on réserve des places pour dormir. C'est sympathique, mais c'est triste, quand on pense à pourquoi on est là."
21h - Les étudiants décident d'investir la scène vide de l'opéra. Moana, 20 ans, des yeux immenses, danse avec des mouvements étudiés, à perdre haleine : "C'est vraiment un rêve, d'être sur une scène à danser. C'est un moment où on investit le théâtre. Je trouve ça complètement fou..."
23 h - Dans la coursive, quelqu'un joue un petit air, sur un piano droit. Il est l'heure de rentrer dans les sacs de couchage. Iliane, l'étudiant en philosophie, nous cède donc un matelas. Une des loges de l'opéra qui donne sur la grande salle, petite mais calme, fera l'affaire. Les étudiants dorment sur la scène, à l'endroit même où ils dansaient.
1h30 - La nuit, compliqué de trouver le sommeil. Le froid s'abat sur Graslin, et réussit à traverser notre duvet. Une pensée pour Iliane, qui en plus dort à même le sol. Le sommeil finit par venir (malgré un ronflement indésirable, amplifié par l'acoustique de l'opéra).
7h - Réveil, avec une petite mine. Le petit déjeuner est servi dans le grand hall : brioche, pain aux raisins, et surtout une bonne dose de café. Zachary, talkie-walkie à la taille, se sert une tasse. Lui non plus n'a pas beaucoup dormi : "Il faut éteindre les lumières le soir, s'occuper de l'accueil, c'est un travail de régie de spectacle", explique le jeune homme de 29 ans, occupant du théâtre, technicien du spectacle et "touche à tout" dans la vraie vie : "Je dors d'un oeil, car on a quand même la responsabilité de la porte. On dort à côté."
"On remplit vraiment notre rôle de régisseur site, comme on pourrait le faire sur un festival", renchérit Max, son éternel binôme, en robe de chambre : "On aime bien dire un truc, nous les techniciens : c'est qu'on agit dans l'ombre... pour servir la lumière." La lumière du jour venue, il est d'ailleurs l'heure pour nous de repartir. Les occupants, en revanche, sont catégoriques : ils sont là pour rester... "autant qu'il le faudra."