Paria, exilé, repenti : quel sort réservé aux stars de la musique russe un an après ?
Par Louis-Valentin Lopez
Juste après le début de l'invasion en Ukraine, les grands noms russes ont été poussés à prendre position contre la guerre. Deux camps se sont alors dessinés. Gergiev, Netrebko, Berezovsky, Kissin... Récits d'une année souvent mouvementée.
Au fait, que devient la soprano Anna Netrebko ? Valery Gergiev dirige-t-il encore des orchestres ? Le pianiste Boris Berezovzky donne-t-il toujours des récitals ? Il y a un an, fin février 2022, les artistes russes stars étaient sommés de se désolidariser du Kremlin, immédiatement après l'assaut lancé contre l'Ukraine. Position inconfortable, voire exercice d'équilibriste pour certains grands noms, réputés proches du pouvoir. Plusieurs ont condamné tout de suite, compromettant de fait leur carrière en Russie. D'autres ont soutenu Vladimir Poutine, renonçant aux scènes occidentales. Quelques-uns se sont tus, mais, acculés, ont fini par prendre position, parfois timidement ou en des termes imprécis. Récits et liste - non exhaustive - de six grands noms de la musique russe, qui ont dû choisir leur camp.
Anna Netrebko : montagnes russes
L'année de la diva russo-autrichienne a été pour le moins mouvementée. D'abord très critiquée pour son absence de prise de position sur la guerre en Ukraine au lendemain de la guerre, preuve d'une complaisance supposée envers Vladimir Poutine, la célébrissime soprano annonce le 1er mars 2022 qu'elle renonce à toutes ses représentations sur scène "jusqu'à nouvel ordre". Au pied du mur, Anna Netrebko finit par s'exprimer sur le conflit un mois plus tard. "Je condamne expressément la guerre contre l'Ukraine. Ma position est claire", écrit-elle sur son compte Facebook.
Anna Netrebko évoque aussi sa relation avec le Kremlin. "Je n'ai rencontré le président Poutine qu'une poignée de fois dans ma vie, principalement dans le cadre de la remise de prix pour mon art ou lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques" (les JO d'hiver à Sotchi, en 2014). La soprano assure également n'avoir "jamais reçu de soutien financier du gouvernement russe", et annonce reprendre ses concerts en Europe fin mai. Accueil triomphal à la Philharmonie de Paris, à l'Opéra de Monte-Carlo, aux Arènes de Vérone (avec une controverse autour d'un blackface dans une mise en scène d'Aïda)... La diva fait son grand retour sur les principales scènes internationales.
Mais si elle trouve grâce aux yeux et aux oreilles de ses - nombreux - admirateurs, des voix s'élèvent toujours contre Anna Netrebko. La plus éminente étant sans doute celle de Peter Gelb, le directeur du Metropolitan Opera de New York, qui a affirmé à de multiples reprises que la soprano (qui réclame depuis 350.000 dollars de dédommagement au Met) n'était plus la bienvenue en sa maison. Il estime qu'Anna Netrebko n'a pas montré assez de remords - notamment en ne donnant pas de concerts en soutien à l'Ukraine - et qu'elle "s'est mise elle même dans cette position, en étant une fervente partisane de Poutine."
Les représentations d'Anna Netrebko sont d'ailleurs régulièrement émaillées de contestations, en Allemagne, ou encore en Autriche, qui attestent du malaise qui entoure l'artiste lyrique. Qui n'est évidemment plus en odeur de sainteté en Russie depuis ses déclarations contre la guerre en Ukraine, qui lui ont values d'être qualifiée de "traître à la patrie" à la Douma, la chambre basse des députés russes.
Valery Gergiev : star déchue
Tombé en disgrâce. Valery Gergiev, l'un des chefs les plus estimés de sa génération, a été purement et simplement banni des scènes occidentales. En cause : sa proximité de longue date avec le Kremlin et Vladimir Poutine. Dans les jours qui suivent l'invasion de l'Ukraine, le maestro russe est sommé de s'exprimer sur la situation et de dénoncer publiquement la guerre. Silence radio. S'en suit une série de déprogrammations : au Met de New York, où il est remplacé au pied levé par Yannick Nézet-Séguin, à la Scala de Milan, au Théâtre des Champs-Élysées, à la Philharmonie de Paris... Remercié, aussi, de son poste de directeur musical de l'orchestre de Munich ainsi que de sa fonction de directeur musical du Verbier Festival.
En lieu et place de condamnation ferme, réclamée avec de plus en plus d'insistance par les salles de concert, le directeur du Théâtre Mariinsky cultive l'ambiguïté. Avec notamment, le 18 mars, cette déclaration, relayée par la Tribune de Genève : "Nous ne voulons ni guerre, ni troupes de l'OTAN à nos portes." En plus de sa relation avec Poutine, Gergiev pâtit de ses actions passées : un concert en 2016 à Palmyre en Syrie, marque de soutien au régime de Bachar al-Assad, ou encore la signature d'une lettre pour justifier l'annexion de la Crimée.
Aujourd'hui, le chef déchu semble se produire quasi-exclusivement en Russie. Surtout au Mariinsky, où il dirige ce lundi le pianiste Denis Matsuev, également pro-Poutine. Gergiev chapeaute aussi des concours de musique : la première édition du concours Rachmaninov, en juin dernier, le Concours Tchaïkovski, en juin prochain. Fragilisé par ses prises de position politiques, banni des scènes internationales et de l'Académie royale de Suède, épinglé aussi par l'enquête de deux militants anti-corruption, qui ont éventé des possessions immobilières et des dépenses douteuses... Pour Valery Gergiev, l'année 2022 fut indéniablement celle de la chute.
Boris Berezovzky : dérapages incontrôlés
Comment tuer une carrière internationale en une déclaration sur un plateau de télévision. La scène, à peine croyable, se déroule le jeudi 10 mars 2022, sur la chaîne russe Russian One. Invité d'un talk-show de propagande, le pianiste Boris Berezovsky cautionne avec une grande violence l'invasion de la Russie en Ukraine. "Je comprends que nous ayons pitié d’eux, nous sommes très délicats, mais ne pourrions-nous pas être plus radicaux, les encercler et leur couper l’électricité ?" "Ils n’ont déjà pas l’électricité", rétorque le militaire debout à côté de lui. "Je veux dire, à l’ouest, à Kiev", poursuit Berezovsky. "Mais nous ne devrions pas entraîner une catastrophe humanitaire", réplique l'officier. "Ce qu’il faut surtout, c’est gagner cette guerre, et tout ira bien ensuite", conclut le pianiste, qui estime en outre que l'Occident et les États-Unis sont responsables de la situation en Ukraine.
Boris Berezovsky publie cinq jours après un communiqué, où il revient sur ses propos. "J’ai forgé mon opinion en consultant ces dernières semaines les politologues américains et occidentaux, expliquant pour beaucoup que l’Occident est également responsable de la situation dramatique actuelle. Cela ne veut pas dire que je cautionne cette guerre ou n’importe quelle guerre", argumente-il, tentant de se justifier très maladroitement : "Lorsque je demandais la possibilité de coupures d’électricité, mon intention était d’éviter le choix des bombes sur Kiev et ainsi éviter une catastrophe humanitaire encore plus dramatique."
Mais le mal est fait. Les proches du pianiste prodige tombent des nues. "J’ai vraiment été choqué, et aussi furieux, je dois dire. Il a toujours été un peu fou, mais d’une manière 'charmante' jusqu’à maintenant", réagit notamment au micro de France Musique le regretté Lars Vogt, chef de l'Orchestre de Chambre de Paris, qui connaissait Berezovsky depuis 30 ans. Son agence artistique française, Productions Sarfati, lâche le pianiste. Toutes les scènes occidentales le déprogramment.
Berezovzky, qui vit à Moscou, campe depuis sur ses positions pro-Kremlin. En témoigne un long entretien, accordé en janvier à un média russe, où le pianiste ne regrette rien : "J'ai grandi ici, j'ai des amis ici, tout est proche et simple pour moi ici. Je comprends beaucoup mieux les gens, la mentalité est proche de moi (...) Les deux meilleurs orchestres symphoniques du monde sont maintenant dans notre pays." Avec quelques déclarations hautes en couleur : "Au moins, ici, on peut parler à table. Mes bons amis français se plaignent de ne pas pouvoir communiquer avec les femmes, n'importe quel mot peut être interprété comme du harcèlement sexuel." Le pianiste confie jouer moins en ce moment, mais "privilégier la qualité à la quantité", et charge les critiques de Lars Vogt, qui n'a "jamais été un ami". Plus de retour en arrière possible pour Berezovzky.
Tugan Sokhiev : électron libre
"Face à l'option impossible de choisir entre mes musiciens russes et français bien-aimés, j'ai décidé de démissionner de mes fonctions". Coup de tonnerre début mars 2022, quand le chef russe Tugan Sokhiev annonce quitter ses deux postes de directeur musical du Théâtre Bolchoï à Moscou et de l'Orchestre National du Capitole de Toulouse. Jean-Luc Moudenc, le maire de la ville rose - jumelée à Kiev - le pressait une semaine auparavant de prendre position quant aux événements en Ukraine.
Considéré comme l'un des plus grands de la jeune génération, Tugan Sokhiev, d'origine ossète - une ethnie du Caucase russe - confie ne pas pouvoir "supporter d'être témoin de la façon dont (ses) collègues, artistes, acteurs, chanteurs, danseurs, réalisateurs sont menacés, traités de manière irrespectueuse et victimes de la culture d'annulation". Il s'insurge : "On me demande de choisir une tradition culturelle plutôt qu'une autre. (...) On me demandera bientôt de choisir entre Tchaïkovski, Stravinsky, Chostakovitch et Beethoven, Brahms, Debussy. Cela se passe déjà en Pologne, un pays européen, où la musique russe est interdite". Fin mars, les musiciens de l'Orchestre du Capitole prennent la défense du maestro, qui les dirigeait depuis 2008.
Et depuis ? Le chef de 45 ans est loin d'être un paria. Dans un entretien accordé en novembre à La Dépêche du Midi, il fait savoir que son agenda affiche complet jusqu'en 2025. Tugan Sokhiev va d'orchestre en orchestre, sans réelle attache. Rome, Munich, Salzbourg... Des retrouvailles, également, avec son orchestre de cœur, le 17 novembre dernier à la Halle aux Grains. "J’ai l’impression d’être de retour à la maison", lâche-t-il alors, ému. Remplacé à la tête du Capitole par le très jeune prodige finlandais Tarmo Peltokoski, Sokhiev se produira à nouveau à Toulouse le 18 mars, avec le Wiener Philharmoniker, puis reviendra diriger l'ONTC le 23 mars et le 10 juin prochains. En souvenir du bon vieux temps.
Teodor Currentzis : équilibre précaire
Il est l'une des personnalités musicales dont le cas continue de diviser. Jusque-là plutôt passé sous les radars, Teodor Currentzis, chef gréco-russe, a été particulièrement épinglé en novembre dernier pour son absence de prise de position sur la guerre en Ukraine. Quatre artistes issus de son orchestre, MusicAeterna, ont été interdits de se produire à Dortmund en Allemagne, à cause de comportements jugés offensants sur les réseaux sociaux : un ténor a chanté un air nationaliste en soutien au Kremlin, et deux musiciens ont décoré leurs comptes de drapeaux russes. Écartés, donc, par le directeur de la Konzerthaus de Dortmund, en accord avec Currentzis. À noter que l'ensemble MusicAeterna est soutenu par la deuxième banque russe semi-publique, la VTB (Vnechtorgbank).
Dans le même temps, Teodor Currentzis semble vouloir redorer son blason avec un nouvel ensemble, Utopia, qui rassemble 100 musiciens de 30 pays différents. Une formation soutenue par des "donateurs européens", dont Dietrich Mateschitz, le fondateur de la marque Red Bull. Réponse universaliste au contexte géopolitique actuel ? Son initiateur, en tout cas, reste obstinément muet sur la situation en Ukraine.
Une technique de l'autruche pointée du doigt, surtout en Allemagne. En octobre, la Philharmonie de Cologne a annulé son concert avec l'Orchestre de la radio de Stuttgart, qui était prévu en janvier. François-Xavier Roth, dans le même temps, a repris la baguette de Teodor Currentzis au SWR (une éviction sans lien avec le conflit, tient bon de préciser la direction générale de l'orchestre). En mai, Currentzis avait également été déprogrammé de la Philharmonie de Paris. Équilibre précaire donc pour le chef de 50 ans, qui continue néanmoins d'avoir un agenda bien rempli, avec des concerts à venir en Espagne, à Lucerne, Baden-Baden, Vienne, Berlin ou encore Salzbourg.
Evgeni Kissin : le choix de la paix
Début 2021, il s'élevait déjà contre le Kremlin, clamant avec d'autres musiciens russes "stop à la terreur" face aux répressions exercées lors de manifestations. Quelques jours après le début de la guerre, en février 2022, le pianiste Evgeny Kissin condamne l'invasion de l'Ukraine en ces termes : "La guerre, c’est toujours le malheur, les larmes, le sang et la mort de milliers, voire de millions de personnes. La guerre agressive, dans laquelle, contrairement aux traités et aux accords, l’armée d’une Nation envahit le territoire d’une autre, qui elle-même n’a pas attaqué ou menacé, est un crime pour lequel il n’y a, et ne peut y avoir, aucune excuse." Il rejoint ainsi les positions du chef d'orchestre Semyon Bychkov et du pianiste Alexander Melnikov, qui ont eux aussi dénoncé le conflit.
Fin mars, Kissin condamne également - avec d'autres grands noms dont Daniil Trifonov - l'instrumentalisation des élèves du Conservatoire Tchaïkovski, sollicités par leur direction pour promouvoir la guerre lors d'un concert diffusé sur les réseaux sociaux. Aujourd'hui, Evgeny Kissin se produit partout dans le monde : à Madrid, Rome, Francfort, Paris, Londres, New-York... Seule absence à noter dans l'agenda de ses concerts à venir : la Russie. Le prix à payer pour avoir promu la paix.