Pianos en gare : "objet spectaculaire" et "cercle magique", une chercheuse décrypte le phénomène

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Pianos en gare : "objet spectaculaire" et "cercle magique", une chercheuse décrypte le phénomène

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Un voyageur mélomane à la gare d'Angers
Un voyageur mélomane à la gare d'Angers
© Maxppp - Josselin Clair

Le dispositif, lancé par la SNCF en 2012, fête ses 10 ans. Comment expliquer son succès et sa longévité ? Hélène Michel, enseignante-chercheuse spécialiste du "jeu sérieux", propose un éclairage.

En 2012, un tout premier piano était installé dans le hall de la Gare Montparnasse, à Paris. 10 ans plus tard, les pianos résonnent dans 60 gares partout en France, pour le plus grand bonheur - la plupart du temps - des voyageurs. Et la SNCF ambitionne d'en installer 40 de plus. Comment expliquer cet engouement ? Jouer dans une gare préserve-t-il du jugement ? Quel avenir pour "Pianos en gare" ? Hélène Michel, enseignante-chercheuse à l’école de management de Grenoble, spécialiste du "jeu sérieux", étudie la façon dont les dispositifs originaux transforment les espaces. Elle répond aux questions de France Musique.

France Musique : Cela fait dix que l’initiative « Piano en Gare » a été lancée. La longévité du dispositif vous étonne-t-elle ?

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Hélène Michel : Pas du tout. Je pense que cela devrait même se renforcer, car il y a un vrai intérêt pour ces dispositifs alternatifs. Cela correspond à la fois à des tendances sociétales mais aussi à des axes de recherche, puisque cela s’assimile à un courant qui s’appelle le "nudge" : le "nudge" (« coup de coude » en français, ndlr), c’est ce petit coup de pouce qui va vous inciter à changer d’attitude dans certaines situations de la vie quotidienne. Dans un lieu contraint, perçu comme un lieu d’attente, parfois austère, peut-être qu’avec un petit coup de pouce, un objet différent, il est possible de changer l’attribution de ce lieu et l’attitude des personnes qui le fréquentent, par exemple avec Pianos en gare.

Vous évoquez même un « objet spectaculaire ». Dans quel sens ?

Il est spectaculaire parce qu’on ne s’attend pas à le voir là. Dès lors que l’on met cet objet dans un lieu pour lequel il n’a pas été pensé va se créer une situation incongrue. Cette dissonance, dans le monde du jeu, s’appelle le « cercle magique » : les personnes vont se demander si elles vont oser franchir ce cercle, s’approcher du piano, voire jouer et participer à l’expérience. Et ce cercle a une vertu : dès lors qu’on ose le franchir, on se sent protégé. Nous entrons dans une forme de convention sociale.

Avec une sorte d’immersion pour l'utilisateur ?

Oui, l’implication totale dans ce que l’on est en train de faire. En recherche et en psychologie, cela s’appelle le « flow » (ou la « zone » en français, ndlr). C’est-à-dire une sensation d’immersion très intense où l’on va perdre la notion de ce qu’il se passe autour de nous. La notion du temps, du lieu… Nous oublions que nous sommes dans la gare, nous pouvons oublier les appels des trains et nous concentrer sur ce que l’on fait. Il y a une immersion totale dès lors que l’on ose franchir le pas.

Ne sommes-nous pas tout de même jugés par les personnes qui pénètrent dans ce « cercle magique » ?...

Non car c’est une forme de jeu de rôle : j’endosse le costume et les règles du jeu. À partir de ce moment-là, les gens autour vont avoir une forme de complicité, de bienveillance. Même si ce n’est qu’une esquisse de sourire, parce que ça fait dix fois qu’ils entendent La Lettre à Élise. Certains parfois filment, certains ralentissent juste le pas. La bienveillance existe dans cette situation-là, quel que soit votre niveau de jeu.

Et dès lors que l’on sort de cette bulle, peut-il y avoir une hostilité dans la réception ?

Tout est envisageable mais de façon globale, ces interactions se font dans des moments relativement courts. La gare est un lieu de transition, donc cela ne dure pas des heures. Ensuite, si les temps d’attente sont particulièrement longs et qu’une personne explore toutes les gammes en longueur, cela peut créer des situations différentes, mais généralement non.

En jouant ou en écoutant du piano dans une gare, ne cherchons-nous pas aussi à donner du sens à un moment pouvant être assimilé à une « perte de temps » ?

Si, car il est possible de transformer le temps d’attente, qui est un temps perçu comme étant perdu, en quelque chose d’autre, durant lequel nous pouvons faire quelque chose de signifiant. Or, aujourd’hui, nous allons chercher dans notre vie quotidienne tous les interstices possibles, toutes les parenthèses bienheureuses, pour en faire quelque chose d’autre et pour peut-être amplifier notre expérience. Cela permet de se sentir vivant, d’avoir la sensation d’avoir accompli quelque chose. Si vous avez participé à cette interaction, le temps de trajet, qui est perçu comme quelque chose d’uniquement fonctionnel, est transformé.

N’y a-t-il pas aussi concrètement des avantages pour l’opérateur qui a mis en place le dispositif « Pianos en gare », la SNCF ?

Je n’ai pas l’information précise, mais il faudrait se poser des questions : le taux de satisfaction s’est-il amélioré ? Le nombre d’incivilités a-t-il baissé ? La perception globale de la qualité du service a-t-elle changé ? Il faudrait vérifier, bien sûr qu’il y a des bénéfices indirects à moyen terme pour l’organisme qui met cela en place. Mais le bénéfice premier reste celui de l’usager, car le piano permet sans doute de remettre un peu de merveilleux dans des situations très fonctionnelles, dans des lieux aux attributions centrées sur une efficacité, de temps, d’horaire, de flux, qui sont en train de se transformer sur la nature même de leur fonction.

Quel avenir prédisez-vous pour « Pianos en gare » ? Toujours plus de pianos et de voyageurs mélomanes ?

Je prédis un essaimage. Aujourd’hui ce sont des pianos, des distributeurs d’histoires courtes, aussi : les gares deviennent des lieux d’innovations où l’on explore et expérimente des dispositifs alternatifs. Je serais curieuse de voir les prochaines expérimentations qui vont transformer ces territoires. Les pianos, les distributeurs d’histoires courtes donc, mais aussi de futures explorations d’interstices. Car la gare est un lieu d’interstices, qui permet d’expérimenter auprès des flux d’usager. Une façon, aussi, de reconquérir un territoire qui est aussi un lieu de sociabilité et de convivialité.