John Raby : Gilles Deleuze : philosophie, musique et devenir

John Raby a soutenu sa thèse de philosophie de la musique (Gilles Deleuze : musique, philosophie et devenir) sous la direction de Leszek Brogowski en 2015 à l’Université Rennes 2. Il a présenté l’album Third Reich’n’Roll des Residents lors d’une journée à la Sorbonne sur le thème du « musicien raté ». En 2018, il fait une communication consacrée à Frank Zappa à l’occasion des journées de Zappologies organisées à la Philharmonie de Paris. I rédige actuellement un ouvrage consacré à Frank Zappa pour les éditions Le Mot et le Reste, ouvrage qui sera publié en décembre 2023.

"Je vais vous parler brièvement de ma thèse, qui s’intitule « Gilles Deleuze : philosophie, musique et devenir ». Elle commence par une question : « Qu’est-ce qui fait qu’il y ait une communion entre une chanson populaire et un chef d’œuvre musical ? » Cette question, c’est donc Gilles Deleuze, célèbre philosophe français, qui se l’ait posé.

Il a observé que certains compositeurs, loin de rejeter les musiques folkloriques, les rengaines, les chansons à boire ou les comptines, vont s’en servir comme tremplin pour créer. Il donne l’exemple d’« Ah vous dirai-je maman » utilisé par Mozart, les musiques d’Europe de l’est avec Bartók ou encore le folklore russe chez Stravinsky.

Mais qu’est-ce qu’il font avec ça ? Ils s’emparent de ces musiques un peu figées pour les tordre, les travailler de l’intérieur via un jeu subtil sur les timbres, les accents et les écarts de rythme (en avance, en retard). Tous ces effets génère une variation continue qui traverse la composition de part en part. Ce que Gilles Deleuze appelle une « Grande Ritournelle », et qui serait le but de toute musique.

Or cette grande ritournelle va aussi créer des anomalies temporelles. La musique, on le sait, chamboule notre rapport au temps ordinaire. Gilles Deleuze va par exemple observer que certaines composition créent ce qu’il appelle des « blocs d’enfance ». On entend une musique pour la première fois et elle suscite en nous une intense nostalgie. Ce ne peut pas être dû à un souvenir de notre vie, puisque c’est la première fois que nous l’entendons. Cette nostalgie très spéciale, non liée à un souvenir personnel, naît de la grande ritournelle enveloppée dans la musique. Celle-ci nous connecte à un passé en général, ce que Deleuze appelle un « passé pur », et qu’il assimile à l’être. Mais cela n’est qu’un des aspects multiples du temps musical.

Évidemment, Gilles Deleuze s’est inspiré des compositeurs et a soumis ses propres concepts philosophiques à une constante variation, les tordant et les déformant sans relâche pour tendre vers ce qu’il a appelé une musicalisation de la philosophie .

Ce n’est donc pas pour rien que Deleuze a été surnommé le pape de pop’philosophie. On peut le lire ou encore mieux l’écouter lors de ces cours enregistrés, sans rien saisir de ce qu’il raconte, mais il n’en demeure pas moins qu’une espèce de charme, tout musical, se dégage de sa pensée. À la manière d’un opéra, ses concepts fonctionnent autant de leitmotive wagnériens, faisant retour mais sous des éclairages toujours différents. La musicalité de cette philosophie, jugée pourtant difficile, explique ainsi son succès auprès d’un large public . Elle correspond à l’émotion qui toujours accompagne la pensée. Rien d’étonnant donc à ce qu’une émotion passe, même si les données conceptuelles demeurent obscures. Est-il nécessaire d’être musicien pour apprécier un concerto ? "(John Raby)