Si les revenus générés par les plateformes de streaming ne cessent d'augmenter depuis quelques années, ce mode de consommation de la musique n'a pas encore trouvé un modèle économique juste pour tous les acteurs de la filière. Labels indépendants, artistes interprètes sont les premières victimes d'un système opaque et inéquitable, d'autant plus pour la musique classique. Décryptage.
- Victor Tribot Laspière Journaliste radio
Du côté des utilisateurs, un accès simplissime à des millions de titres depuis son ordinateur, son smartphone ou sa tablette, de l'autre côté, celui des professionnels de la musique, un monde composé d'algorithmes, de chiffres infinitésimaux et de pourcentages obscures. C'est le plus grand paradoxe de l'écoute de la musique en streaming. Un mode de consommation à double faces avec un fonctionnement simplissime pour les utilisateurs mais une redoutable machine complexe et obsucre pour les artistes et les labels.
Depuis quelques années, le streaming s'impose comme le mode de consommation le plus à même d'enrayer le déclin de l'industrie du disque et comme l'un moyen les plus performants pour combattre le téléchargement illégal. En 2014, alors que les ventes de disques continuaient de baisser (-11,5%), les revenus générés par les plateformes du type Deezer, Spotify, Apple ou Qobuz progressaient de 34%, dépassant pour la première fois, ceux générés par le téléchargement. Une progression continue mais qui ne suffit pas pour arrêter le déclin de la filière avec un marché global qui dégringole de - 5,3%.
Problème, cette santé florissante du streaming ne semble pas être partagée par tout le monde. Nombre de labels indépendants et d'artistes se plaignent de ne pas toucher leur part du gâteau. La faute à un système de calcul des écoutes d'une formidable complexité. A ce jour, il est impossible de connaître exactement les montants perçus par un label ou un artiste en fonction du nombre d'écoutes.
Les poids lourds du marché se surpassent dans l'entretien d'un flou des plus artistiques. A tel point qu'il est quasi impossible de contacter quelqu'un de Deezer ou de Spotify. L'auteur de ces lignes aura tout essayé pendant deux semaines pour obtenir une interview, sans succès.
Heureusement, plusieurs acteurs de la filière musicale avancent des chiffres. Notamment l'Adami et la Spedidam, deux sociétés de gestion des droits des artistes interprètes.
Voici ceux de l'Adami :
Et voici ceux de la Spedidam, qui eux font une différence entre les artistes ayant une certaine notoriété et qui peuvent espérer toucher quelque chose, et les autres qui ne perçoivent rien :
Selon l'Adami : si 100 000 chansons proposées par une plateforme musicale en un mois génèrent 10 000 euros, donc chaque chanson a une valeur théorique de 10 centimes d'euros. Sur ces 10 centimes, la plateforme en garde 30% et reverse les 70% restants aux ayants droit (producteurs) .
Les ayants droit eux gardent 90% et reversent 10% en moyenne aux artistes (selon les contrats). Ce qui signifie qu'un artiste peut espérer toucher 0,0001 euro par écoute dans le cadre d'un abonnement gratuit, c'est-à-dire financé par les publicités qui viennent s'immiscer entre les chansons. Par contre, dans le cadre d'un abonnement payant à 9,99€ par mois, l'artiste va théoriquement toucher entre 0,002 et 0,004€ par écoute.
Un niveau beaucoup trop bas pour les défenseurs des droits des artistes interprètes qui militent pour une meilleure répartition des royalties, de l'ordre de 70% pour les producteurs et 30% pour les artistes selon l'Adami. La Spedidam va encore plus loin avec une répartition à 50/50, c'est-à-dire la même répartition des droits lors d'une diffusion en radio.
Les deux sociétés estiment que les risques pris par les producteurs (mis en avant par ces derniers pour justifier ce partage des gains) est moindre lors d'une diffusion numérique puisque l'investissement de base à déjà été réalisé pour la commercialisation du disque physique. C'est la raison poour laquelle l'Adami et la Spedidam ont toutes les deux refusé de signer le protocole d'accord porté par Fleur Pellerin, ministre de la Culture. Emanant de la médiation confiée à Marc Schwartz, l'accord porte sur la répartition des revenus du numérique et a été signé par des producteurs (majors, indépendants), syndicat des plateformes de streaming et diverses organisations représentants les artistes (syndicats, Sacem, Guilde des artistes musiciens).
Mais l'accord ne va tout simplement pas assez loin pour Bruno Boutleux, le directeur de l'Adami qui regrette qu'il n'y ait eu "aucun engagement sur une rémunération minimum. La plupart des solutions avancées par ce texte prenaient la forme d'avances, c'est-à-dire que vous devrez peut être rembourser si le nombre d'écoutes n'atteint pas un certain seuil. Le streaming coûte moins cher que de vendre des disques qu'il faut fabriquer, distribuer, stocker, reprendre les invendus. Donc la rémunération devrait être supérieure à celle de la vente des disques ".
A savoir que sur la vente d'un album, un artiste touche environ 1 euro alors que sur un abonnement à 9,99€, tous les artistes vont se partager 46 centimes. Un problème amplifié par une analyse du nombre d'écoutes pas assez fine pour qu'elle soit vraiment équitable.
Exemple : vous payez 9,99€ votre abonnement mensuel à une plateforme, et au cours du mois de novembre vous allez écouter exclusivement un seul et même album : celui de Sabine Devielhe. En toute logique, votre plateforme de streaming devrait donc reverser l'intégralité de ces fameux 46 centimes d'euros exclusivement à Sabine Devielhe.
Oui mais, imaginons qu'au même moment Madonna sorte un album ce mois-ci et qu'elle explose tous les records d'écoute. Dans ce cas-là, que vous le vouliez ou non, votre argent servira à rémunérer Madonna, et ce même si vous ne l'avez pas écouté. Tout simplement parce qu'il est tout à fait possible pour qu'il y ait plus d'écoutes de l'album de Madonna, qu'il n'y ait d'abonnés payants. Donc vos 46 centimes, ou du moins une partie de cette somme, finira dans les poches de la chanteuse pop.
C'est pourquoi l'Adami plaide pour que Deezer, Spotify, Apple et autres versent une rémunération complémentaire directement aux artistes, au titre d'un droit de mise à disposition de leur musique.
Pour l'instant, les plateformes de streaming rémunèrent directement les maisons de disques qui à leur tour reversent les royalties aux artistes. Environ 90% de ces royalties sont conservées par le producteur, et 10% vont à l'artiste.
Une redistribution jugée injuste par certains artistes qui ont tout simplement pris la décision de retirer leurs disques des plateformes de streaming. L'an dernier, la chanteuse pop Taylor Swift avait retiré tous ses albums du leader mondial Spotify. Elle estimait qu'avec 1,3 millions d'écoutes, elle n'avait gagné que 8 000 dollars alors que si la chanson avait été téléchargée autant de fois sur iTunes, elle aurait perçu 400 000 dollars. Et il n'y a pas que les stars de la pop qui osent sortir du streaming. Le classique s'y met aussi.
En Grand-Bretagne, le label Hyperion a décidé de retirer tout son catalogue des plateformes. Le label démontre par un exemple édifiant le manque à gagner : un album qui leur a couté 50 000€ à produire leur a rapporté 15 000€ pour la vente de 2 100 exemplaires physiques, 3500€ pour 450 téléchargements et seulement 31€ pour 35 000 écoutes.
Mais la plupart des labels ne peuvent se priver des revenus supplémentaires générés par le streaming. C'est notamment le cas de Mickaël Adda, le patron du label La Dolce Volta , créé en 2011. L'an dernier, les revenus du numérique (streaming et téléchargements) ont progressé de 240 %, mais c'est encore loin d'être suffisant. Pour l'instant, les ventes de disques du label représentent 85% du chiffre d'affaire.
"Lors des 6 derniers mois, nous avons eu 1 000 fois plus d'écoutes en streaming que d'albums téléchargés. C'est-à-dire, 800 téléchargements numériques contre 800 000 écoutes sur les plateformes. Par contre, le streaming ne représente que 19% de chiffre d'affaire supplémentaire par rapport aux albums téléchargés. C'est assez inquiétant car si les ventes de disques ne devaient être uniquement remplacées par l'écoute en streaming, nous ne pourrions plus exister ".
Un manque de transparence
Dans le monde du streaming, il est très compliqué de savoir exactement l'argent qu'on vous doit. Chaque mois, les maisons de disques reçoivent ce qu'on appelle un relevé d'écoutes, un document envoyé par les plateformes. C'est le détail de toutes les écoutes par titre par titre. Une maison de disque comme Pias, qui vient de racheter Harmonia Mundi, en reçoit plus de 5 millions par jour ! La masse d'informations à traiter pour savoir qui doit percevoir quoi est démentielle.
Dans la réalité, les artistes sont peu nombreux à y avoir accès, et quand ils parviennent à obtenir les relevés qui les concernent, il s'agit de documents de plus de 800 pages, impossible de les décortiquer à moins d'être épaulés par un ou plusieurs comptables. De là à penser que les plateformes de streaming le font exprès, il n'y a qu'un pas.
Mais il n'y a pas que ce manque de transparence qui nuit à la bonne santé de la musique classique sur les plateformes telles que Spotify ou Deezer. Le modèle a clairement été conçu pour fonctionner avec les musiques actuelles, et plusieurs raisons compliquent la tâche de la musique classique.
Premièrement, à cause du mode d'écoute de la musique classique. Le dernier single ou album de Rihanna sera écouté des dizaines de fois par une même personne alors que le mélomane de musique classique a plutôt tendance à diversifier ce qu'il écoute.
Autre habitude d'écoute, le fan de musique actuelle aura plutôt tendance a écouter de la musique en fond sonore tout au long de la journée alors que le mélomane classique écoutera attentivement un voire deux albums, mais guère plus. En résulte un déséquilibre important du nombre d'écoutes, et donc un problème de répartition des revenus.
Autre difficulté, celle du nombre de versions différentes pour une seule oeuvre. Alors qu'il n'y a qu'une seule version du dernier album de Rihanna, il peut y en avoir une centaine de différentes pour une symphonie de Beethoven. Là aussi, les écoutes se dispersent.
Et comme toujours, ce sont les albums les mieux mis en valeur, c'est-à-dire produits par les grandes majors du type Universal ou Sony qui remportent le gros lot. Les versions des labels indépendants ou beaucoup moins de chance de se faire écouter.
Enfin dernier problème lié à la musique classique : celui de la durée des oeuvres. Dans un système où vous êtes rémunéré à l'écoute par titre, vous allez gagner moins d'argent avec un album comptant 5 titres d'une quinzaine de minutes chacun, qu'avec un album pop d'une quinzaine de titres d'une durée moyenne de 3 minutes 30.
Heureusement, le streaming présente des avantages pour les labels spécialisés. De nouveaux territoires leur sont désormais ouverts du fait de la dématérialisation des supports. Harmonia Mundi peut ainsi connaître de grands succès d'écoutes aux USA ou en Grande-Bretagne et ce fut le cas avec l'enregistrement des Concertos pour clavecin de Bach par Andreas Staier par exemple. Mais qui dit plus de facilité à envahir de nouvelles zones géographiques, dit également plus de concurrence. Il faut à tout prix savoir se démarquer, sinon c'est l'oubli assuré.
C'est là tout l'enjeu 2.0 des labels et des maisons de disque : savoir tirer son épingle du jeu. Le disque est mis en avant par un blogueur qui a intégré un lecteur Deezer, un titre est inséré dans une playlist très suivie, et c'est le carton assuré.
Avec toutes ces contraintes, la musique classique et surtout ceux qui la font, notamment les artsites et leurs labels, ont déjà un train de retard dû aux inégalités inhérentes à ce style musical. Mais il y a encore une belle marge de progression à acquérir sur le streaming grâce à un meilleur investissement dans le monde des réseaux sociaux, du numérique et de la communication digitale. Certains labels l'ont bien compris et obtiennent des résultats qui vont plus haut que leur espérance.
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