La deuxième enquête musicale de Claude Abromont se penche sur le cas de Claude Debussy et de son recueil pour piano The Children’s Corner. Episode 3 : un berger, le cul dans l’herbe.
La cinquième pièce du Children’s Corner s’intitule The Little Sheperd, c’est à dire Le petit berger. Selon le musicologue belge Harry Halbreich, Debussy se serait inspiré d’un dessin de jeune berger au milieu de ses moutons. Et le compositeur aurait vu le dessin dans un des nombreux livres d’images anglais que Miss Dolly, une charmante nurse, faisait découvrir à Chouchou, la fille de Debussy, alors âgée de 4 ans. L’idée est convaincante. Cela a bien pu être le projet de départ de la pièce… Oui, mais cette idée est-elle suffisante ? Pourquoi justement choisir cette image dans le livre ? En quoi un berger peut-il bien intéresser Debussy en 1908 ?
Debussy était véritablement un parisien forcené ! Un jour où il s’ennuyait au Grand-Hôtel de Dieppe, un an avant la composition de son Children’s Corner, il confie à un ami dans une lettre qu’il
« offrirai bien volontiers les neuf symphonies de Beethoven reliées avec la peau de Richard Strauss pour être à Paris ».
Oui, Debussy n’était pas si sensible que ça aux charmes du tourisme…
Un berger le cul dans l’herbe...
Avec du recul, cette question des bergers peut nous conduire au cœur du foisonnant imaginaire debussyste. Mais sous un éclairage cette fois pas nécessairement recommandé aux jeunes enfants. Dans une surprenante scène du quatrième acte de Pelléas et Mélisande, Yniold, le fils de Golaud, qui est le beau-frère jaloux de Pelléas, entend les moutons pleurer. Le berger qui conduit le troupeau lui confesse alors qu’ils ne sont pas en train de suivre le chemin qui mène à l’étable. Troublé, l’enfant s’interroge : où vont-ils dormir, ce soir ? Dans la scène suivante, Golaud tuera Pelléas et blessera mortellement Mélisande… Le berger est donc ici, sous la forme typique du symbolisme de Maeterlinck, l’annonciateur du double homicide qui se profile.
Mais chez Debussy, les bergers sont rarement liés au crime. D’ordinaire, ils jouent de la flûte. Pourtant, celle du début du Prélude à l’après-midi d’un faune ne représente pas directement un berger, mais un faune mallarméen en train d’émerger de sa sieste dans l’heure fauve où tout brûle. Il s’interroge sur un souvenir érotique avec deux nymphes. Était-ce un rêve ? La réalité ? Toute cette églogue, c’est-à-dire un poème d’inspiration pastorale, poursuit cette interrogation. Qui se révèle in fine, comme toujours chez Mallarmé, un questionnement autour de la création.
Or, au chef d’orchestre Camille Chevillard qui lui demandait comment interpréter ce solo, Debussy aurait répondu qu’il fallait imaginer un berger jouant le cul dans l’herbe. Une constellation se fait jour à présent : nous y trouvons un solo de flûte, un berger ou un faune, puis, quelques années plus tard, Syrinx. Cette formidable pièce que Debussy va concevoir pour flûte seule est à nouveau une scène érotique, cette fois entre une naïade, une oréade et le dieu Pan, une scène imaginée à partir d’un poème de Gabriel Morey.
Le berger, ou le dieu grec, armé d’une flûte, est donc doté chez Debussy d’une puissante aura érotique. Et cela se découvre d’une façon encore plus flagrante dans la musique de scène qu’il compose pour accompagner la récitation, avec tableaux vivants, de douze poèmes faussement antiques, en réalité écrits par son ami proche, Pierre Louÿs. Ils évoquent Bilitis, une jeune grecque qui aurait vécue sur l’île de Lesbos au sixième siècle avant Jésus-Christ.
...et un petit berger pour Chouchou
Nous y sommes souvent proches de l’atmosphère du petit berger ! On pourrait dire qu’il s’agit de sa version « adulte ». Bien évidemment, les poèmes érotiques de Pierre Louÿs déclamés par la récitante sont bien trop explicites pour pouvoir être lus à Chouchou.
Revenons à nos moutons. Ils échappent à l’érotisme souvent présent dans cette thématique debussyste. Ce petit berger respire au contraire la pureté, la chasteté. Et, quelques années après la mort de Debussy, la pianiste Marguerite Long a confié avoir entendu la pièce jouée par Chouchou elle-même. Que cela devait être émouvant…
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