Roland de Lassus et les Prophéties des Sibylles, épisode 2 : Y a-t-il vraiment 12 Sibylles ?

Roland de Lassus / (International Museum and Library of Music of Bologna) et La Sibylle de Delphes (Michel-Ange, 1509, Chapelle Sixtine, Vatican, Italie)
Roland de Lassus / (International Museum and Library of Music of Bologna) et La Sibylle de Delphes (Michel-Ange, 1509, Chapelle Sixtine, Vatican, Italie)
Roland de Lassus / (International Museum and Library of Music of Bologna) et La Sibylle de Delphes (Michel-Ange, 1509, Chapelle Sixtine, Vatican, Italie)
Roland de Lassus / (International Museum and Library of Music of Bologna) et La Sibylle de Delphes (Michel-Ange, 1509, Chapelle Sixtine, Vatican, Italie)
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La Sibylle phrygienne chante :

J’ai vu moi-même un Dieu très grand qui voulait punir,
En ce monde, les hommes stupides et rebelles dans leurs cœurs aveuglés ;
Et parce que les crimes remplissaient notre peau,
Il a voulu faire descendre du ciel dans le corps d’une vierge,
Lui Dieu, un enfant qu’un ange annoncerait à la mère bienveillante,
Pour laver les malheureux de la souillure qu’ils ont contractée.

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Ce texte, légèrement effrayant et opaque, est une prophétie chrétienne, une annonciation de la venue du Christ. Mais la figure de la Sibylle est plus ancienne que cela. Elle remonte à l’Antiquité. On la confond parfois avec la Pythie de Delphes. Il y a d’ailleurs un lien. Les deux disent des oracles et font des prophéties. Mais, d’une certaine façon, la Pythie est la version titularisée, fonctionnarisée, de la prophétesse. Elle réagit seulement quand on vient la voir. Et alors, elle annonce – mais de façon cryptée – son avenir au visiteur. Pour sa part, la Sibylle est libre. Elle ne parle que lorsqu’elle a une vision. Et elle cultive une façon très particulière, très « sibylline », de transmettre ses visions.

Avant tout, la Sibylle est simplement la version féminine du Prophète. Et les compositeurs ont d’innombrables fois mis les Prophètes en musique. Par contre, pour les Sibylles, en dehors de Lassus, il semble n’y avoir que Maurice Ohana qui l’ait fait au XXe siècle.

Comment Roland de Lassus a-t-il eu l’idée de traiter ce thème ? Mais aussi, quand l’a-t-il fait ? Dans quels ville ou pays ? Sait-on même de qui sont les textes qu’il met là en polyphonie ? Et pourquoi précisément douze Sibylles ? Voilà une belle liste de questions. Les spécialistes en débattent encore.

La Sibylla europaea, la Sibylle européenne, neuvième de la liste de Lassus, chante :

D’un corps de vierge viendra le Verbe éternel, pur,
Qui passera les vallées et les hautes montagnes,
Lui aussi volant, envoyé de l’Olympe étoilé,
Il rendra la vie sur terre, lui qui aura tout décidé,
Dans un pouvoir silencieux.
Ainsi je crois et je confesse en esprit :
Il est né d’une semence humaine en même temps que divine.

Avec autant de Sibylles, Lassus se met dans une tradition tardive qui a vu les Sibylles se multiplier. La plus ancienne Sibylle connue est probablement celle d’Érythrée. Chez Héraclite elle a « la bouche délirante, profère des mots sans sourires, sans fards et sans parfums, et cependant sa voix se fait entendre pendant mille ans grâce à Dieu. » Plusieurs villes gardent dans leurs traditions des souvenirs de Sibylles, tout particulièrement Cumes en Italie. Mais, selon une autre tradition, celle de Cumes serait celle d’Érythrée venue à Cumes pour obtenir d’Apollon une longue vie. La généalogie des Sibylles est complexe : païennes, puis liées à la tradition juive - les pères de l’Eglise ont fait des oracles des Sibylles des annonces de la venue du Christ. La base des spéculations, les Oracula Sibyllina, est un recueil composé entre le deuxième siècle avant Jésus-Christ et le septième siècle de notre ère, et il compte plus de quatre mille vers.

Le nombre des Sibylles va grandir et se fixer canoniquement à 10, les neuf que connaissaient les Grecs, plus la Tiburtine ajoutée par Lactance au quatrième siècle. Ensuite elles passent à douze à la fin du Moyen Age où s’ajoute encore la Sibylle européenne et celle d’Agrippa. Mais rien n’est jamais définitif en ce domaine… Dans les appartements des Borgia, à Rome, le peintre Pinturicchio en représente quatorze. Et, pour rester encore à Rome, la représentation la plus fameuse de Sibylles est certainement celle que Michel-Ange a faite pour le plafond de la Chapelle Sixtine. Lui-aussi arrive à 12, mais en additionnant sept prophètes et cinq Sibylles. Il isole aux extrémités du plafond Zacharie et Jonas, puis alterne cinq prophètes et cinq Sibylles, celles de Delphes, de Cumes, de Lybie, d’Erythrée et la Sibylle persique.

Lassus avait donc le choix concernant le nombre des Sibylles. Mais il a dû aussi être guidé par les textes qu’il a mis en musique. Ceux-ci provenait probablement d’un opuscule publié en 1555, lui-même étant la traduction d’une publication des Oracula Sibyllina à Bâle, dix ans auparavant.

Le plus mystérieux reste le lieu et l’époque de la composition de cette œuvre singulière. Suivant les musicologues consultés, il l’aurait composée peu après son arrivée à Munich, ou avant, à Anvers, voire même à Rome, marqué par Michel-Ange. Certes, c’est Albert V qui à Munich met en œuvre l’édition magnifique de la partition, celle qui était aujourd’hui conservée à la Bibliothèque de Vienne. Mais le souverain pouvait la connaître depuis longtemps. Il semblerait même que ce soit l’originalité de l’écriture chromatique de cette œuvre qui ait été une des clés du recrutement de Lassus. En conclusion, on pourrait donc imaginer que ce sont ces prophéties qui ont lancé l’immense rayonnement de Lassus.

Programmation musicale

Roland de Lassus
Prophetiae sibyllarum : Sibylla phrygia
Prophetiae sibyllarum : Sibylla europaea
Prophetiae sibyllarum : Sibylla cimmeria

Ensemble Daedalus, dir. Roberto Festa
Alpha

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