Thelonious Monk autour de 'Round Midnight

C’est un hymne à la nuit en mouvement contraire. La main gauche du pianiste descend de demi-tons en demi-tons tandis que la main droite élève une mélodie dans les aigus. Ce miroir laisse apparaitre des dissonances. Elles sont jouées par les doigts tendus de Monk qui s’abattent sur les touches du piano comme les baguettes d’un vibraphoniste. Comme l’a si bien dit le batteur Chick Hamilton, Monk semble jouer entre les touches blanches et noires et dessinent un paysage nocturne, en gris.

Quand il joue ce thème que tout le monde attend à chacun de ses concerts, seul Thelonious Monk sait à quoi il pensait et quand cette sérénade est née sous ses doigts. Certains disent que le pianiste l’a composée à 18 ans, 19 ans d’autres affirment qu’il en avait 26. C’était en 1943, à cette époque, cette ballade ne possédait pas de nom jusqu’à ce qu’il dépose sa composition à l’US Copyright Office, sorte de Sacem américaine. Intitulé "I Need You So" ce titre plait à un ami de Monk, le pianiste Bud Powell qui insiste pour que le trompettiste Cootie Williams enregistre une version chambriste de ce titre qui prend alors, définitivement le nom de 'Round Midnight.

Cet enregistrement du 22 août 1944 est la première version connue de 'Round Midnight. Vous avez vu pu entendre que l’introduction de Cootie Williams diffère de la version piano de Monk entendue au début de cette chronique. La raison en est simple : à cette époque, Cootie Williams avait accepté d’enregistrer la composition de Monk à une seule condition, pouvoir écrire sa propre introduction afin de toucher lui aussi des royalties !  Quoi qu'il en soit, cette introduction est beaucoup moins célèbre que celle composée deux ans plus tard, en 1946 par Dizzy Gillespie et qui plut tellement à Monk qu’il la conserva dans ses nombreux enregistrements suivants.

Que ce soit dans cette version de Gillespie, celle de Cootie Williams ou les innombrables enregistrées par Monk au cours de sa vie, une chose demeure : le paradoxe d’une mélodie facilement chantable et des accords imprévisibles harmoniquement et rythmiquement parlant. Comme le disait Miles Davis, qui signa avec son quintette et Monk un enregistrement légendaire au Newport Jazz Festival de 1955, 'Round Midnight est un morceau extrêmement complexe, aussi difficile à sa souvenir et à décrire que certains rêves.

Le génie de Monk s’exprime dans cette impression d’incertitude. On croit deviner la suite, on se trompe. Rien n’est jamais comme avant semble vouloir nous dire l’un des standards de jazz les plus métamorphosés de l’histoire. Même le regretté George Crumb s’était laissé ensorcelé par ce titre en composant une série de variation intitulée A Little Midnight Music. L’hommage d’un compositeur de l’écrit à un maître de l’improvisation, comme une manière de prolonger un peu plus le rêve...