Les enseignants et élèves des conservatoires russes sont lourdement invités à prendre position en faveur de l'invasion en Ukraine. France Musique a rencontré plusieurs d'entre eux qui, la mort dans l'âme, se sont réfugiés en France.
Tatiana* et Sacha* ont débarqués en France début mars. Dans leurs valises, ils ont emmené le strict minimum. Ils travaillent tous les deux pour des instituts supérieurs de musique, en Russie, et la fébrilité se lit dans leurs yeux, leurs gestes, lorsque nous les rencontrons. La peur des représailles, notamment sur leur famille, restée là-bas. "Dans le monde musical qui est le nôtre, on observe une séparation nette. Parmi nos collègues et nos élèves, même les plus talentueux, beaucoup quittent leur institution", constate Tatiana. "De nombreux étudiants ne veulent plus finir le conservatoire ou l'académie Gnessin. Ils abandonnent tout pour essayer de partir le plus vite à l'étranger."
"Plutôt quitter notre travail que soutenir cette politique"
Parmi les causes de leur départ, il y a ce sondage, qui circule sur les réseaux sociaux. On y demande aux professeurs et aux élèves des conservatoires de prendre position en faveur de l'invasion russe en Ukraine. "Non, nous ne signerons jamais cela. Plutôt quitter notre travail que soutenir cette politique, qui va contre les valeurs morales", lâche Tatiana. "Enquête anonyme", peut-on encore lire en préambule du questionnaire. Sacha n'y croit pas une seconde : "En Russie il est difficile de parler d'anonymat, parce que tous les réseaux sociaux et les messageries, à l'exception peut-être de certains, sur surveillés par le gouvernement. Si le gouvernement veut retrouver quelqu'un qui n'est pas d'accord avec la politique, il peut le retrouver facilement."
Leur départ est d'autant plus déchirant que tous deux sont très liés à leurs institutions. "Le conservatoire, pour ceux qui y sont passés, est une sorte d' 'Alma mater', de mère nourricière. Il est très difficile d'admettre que l'établissement supérieur duquel on provient puisse être impliqué dans cette situation, qu'il puisse soutenir les crimes commis par le gouvernement", confie Sacha.
Restent dans les conservatoires ceux qui soutiennent la politique de Poutine, et c'est horrible de se dire qu'on devrait enseigner à ceux-là" - Tatiana
Des insultes pour les "traîtres"
Tatiana et Sacha ont donc choisi la France, où ils ont beaucoup d'amis, "c'est plus simple pour réorganiser leur vie", disent-ils. Tout comme le pianiste concertiste Nikita Mndoyants, arrivé en Alsace après un voyage de cinq jours en voiture, avec sa femme et sa fille de 2 ans. Il enseignait depuis neuf ans l'Orchestration au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, et son directeur a signé une lettre où il cautionne la politique de Vladimir Poutine. L'ambiance est devenue délétère : "Certains collègues du conservatoire, que je fréquente chaque jour, ont mis des signes distinctifs patriotiques. J'ai aussi reçu des messages insultants de collègues, comme 'traître à ton pays', 'traître à la mère patrie' ".
Certain collègues croient tout de la propagande, cela pouvait être dangereux de rester au conservatoire. Mes parents sont toujours en Russie. Ma plus grosse inquiétude est mon père, aussi professeur de piano au conservatoire. Agé, il a préféré rester en Russie et rester silencieux. Je pense qu’il ne signera jamais la lettre" - Nikita Mndoyants
Et le professeur est très inquiet pour l'avenir du conservatoire : "C’est un désastre pour le développement de la culture musicale. Ceux qui restent, par exemple dans le département de composition, sont des compositeurs dits 'traditionnels', contre les formes modernes de musique. Ils pensent que leur temps est venu." Il poursuit : "Toute collaboration internationale est déjà rompue. Beaucoup de musiciens à l’esprit ouvert ont quitté le conservatoire. Nous avons un magnifique département dédié à la musique ancienne et contemporaine, peut-être que bientôt, il n’existera plus."
Nikita Mndoyants compte maintenant postuler comme professeur de musique en France, participer à des concerts, des festivals. Loin des pressions et des intimidations.
*Les prénoms ont été modifiés à leur demande
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