"Un patrimoine risque d'être perdu" : la réglementation sur l'ivoire inquiète

Beaucoup de pianos anciens avaient des touches plaquées en ivoire
Beaucoup de pianos anciens avaient des touches plaquées en ivoire ©Getty - Amy T.Zielinski
Beaucoup de pianos anciens avaient des touches plaquées en ivoire ©Getty - Amy T.Zielinski
Beaucoup de pianos anciens avaient des touches plaquées en ivoire ©Getty - Amy T.Zielinski
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Une nouvelle réglementation de l'Union européenne interdit la vente d'ivoire sur son marché intérieur. Les instruments de musique bénéficient d'une exception mais certaines formulations, considérées comme floues, suscitent le trouble.

Porter un coup d'arrêt au commerce de l'ivoire, tel est l'objectif d'une nouvelle réglementation de l'Union européenne, visant à interdire sa vente sur le marché intérieur européen. Une avancée attendue depuis longtemps, pour endiguer les massacres d'éléphants. Le texte a été publié au Journal officiel jeudi, pour une mise en application dès le 18 janvier. Il prévoit une exception pour les instruments de musique, au soulagement de beaucoup de fabricants et de restaurateurs. Mais certaines formulations, considérées comme floues, suscitent le trouble.

Ce sont principalement deux mots qui inquiètent la profession. Pour être restauré ou vendu, l'instrument qui contient de l'ivoire doit dorénavant avoir été "récemment utilisé". *"*Une condition que ne remplit pas souvent les instruments qui atterrissent dans l'atelier de Christopher Clarke, qui fabrique et restaure des pianos anciens dans le sud de la Bourgogne. "La grande majorité des pianos anciens avaient ou ont des touches plaquées en ivoire. Très souvent, les pianos que je reçois sont des instruments qui ont dormi pendant des décennies, voire des centaines d’années", constate-t-il : "S’il y a un flou dans la loi, les gens vont plutôt se débarrasser de ces instruments dans des décharges, plutôt que de subir le carcan des administrations. La France est l’un des pays les plus en vue pour la facture de pianos, pour la première partie du XIXe siècle en tout cas, c’est vraiment un patrimoine extraordinaire qui risque d’être perdu."

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Des instruments voués à disparaître ?

De vieux pianos Erard ou Pleyel, qui faute de pouvoir être restaurés dépériraient dans un grenier, ou finiraient à la déchèterie. Cela concerne aussi des orgues, des instruments à vent ancien, ou encore la plaque de tête en ivoire des archets de violons.  Fanny Reyre Ménard est luthière, membre de la Chambre syndicale de la facture instrumentale (CSFI) et aimerait une révision du texte : "Avec un texte comme ça, on est toujours à la merci d’une interprétation stricte. On va avoir des fonctionnaires, qui n’ont rien à voir avec la musique, qui vont devoir délivrer des certificats pour autoriser ces restaurations et ce commerce. Si le fonctionnaire n’y connaît rien, qu’il demande de montrer qu’e l'instrument a été joué récemment, comment fait-on ? Il y a une belle réglementation, elle a un but qu’on comprend et qu’on accepte, on veut pouvoir s’en servir."

Dans le texte est également recommandé aux États qui vont établir les autorisations d’appliquer très strictement les critères. On demande de toute urgence une clarification de ces termes pour que le principe, c'est-à-dire une exemption pour le commerce des instruments anciens, soit bien applicable. Pour la restauration c’est assez catastrophique, parce que cela signifie également que pourraient n’être restaurés que des instruments en état de jouer. Ce qui n’est pas très compatible avec l’idée de restauration" - Fanny Reyre Ménard

Et ce n'est pas tout. L'instrument doit avoir été joué par un "artiste interprète". Là encore, formulation brumeuse, estime Christopher Clarke, le facteur de piano bourguignon : "Que l'on soit amateur ou artiste de haut vol, j'ai du mal à définir l’interprète, tout le monde interprète. Même si c’est avec un seul doigt. Ma formulation est peut-être un peu ridicule, mais je trouve que c’est une notion qui est tellement sujette à discussion qu’elle n’a pas vraiment lieu d’être dans la réglementation."

Éviter les abus et la spéculation sur l'ivoire

Mais pourquoi, alors, avoir inclus les notions d'usage et d'artiste interprète dans la réglementation sur l'ivoire ? "On comprend ce qu’a voulu faire la Commission européenne : éviter que cette exception bénéficie à des collectionneurs, qui se contenteraient de détenir des instruments de musique contenant de l’ivoire à des fins purement décoratives ou spéculatives", explique Benoît Machuel, secrétaire général de la Fédération internationale des musiciens. "Mais les conséquences sont tellement stupides que l’on peut quand même espérer que la Commission aura à cœur de fournir un guide d’interprétation, qui permettra nous ne nous retrouvions pas dans une situation complètement baroque."

"Ce que dit la aussi Commission européenne, c’est que les stocks d’ivoire acquis légalement, c’est à dire avant 1975, peuvent continuer à être utilisés, mais seulement pour de la restauration. On peut continuer à remplacer une plaquette d’ivoire par une nouvelle plaquette, à condition qu’elle provienne d’un stock acquis légalement", souligne aussi Benoît Machuel.  Pour certains fabricants, il serait aussi grand temps de faire entrer une définition unique de l'instrument de musique dans le langage juridique européen. Ce qui éviterait ce genre d'imprécision.

Musique émoi
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