Question impossible comme chaque semaine. Tout le monde a son avis sur la notion d'erreur. Certains diront que ça n'existe pas, que la musique transcende tout. D'autres resteront sur le repérage des quintes parallèles dans les chorals de Bach. Petit panorama objectif et sans jugement (ou presque !)
Qu'est-ce qu'une erreur en musique ?
Lorsqu’il s’agit d’une erreur faite par un interprète, c’est assez simple d’en parler. Il y a quelque chose à jouer sur la partition, on se trompe, et voilà nous n'en parlons plus. C’est, disons, le premier degré de l'erreur en musique. Prenez la fin du 3e concerto pour piano de Beethoven, par exemple.
Extrait 1 - 3e concerto de Beethoven (Paul Badura-Skoda, Vienna State Opera, dir. Hermann Scherchen)
Mais il y a des niveaux bien plus intéressants d’erreurs en musique : des erreurs subtiles qui conduisent à une autre écoute, et qui surtout sont restées dans le patrimoine. J’ai deux exemples. L’autre jour, je pianote en attendant le début de la répétition un extrait des Tableaux d’une exposition de Moussorgski.
Extrait 2 - Samuel Goldenberg et Schmuÿle au piano
Un des violonistes vient me voir et me dit : "ah non ! c’est sol bécarre, Dilys, pas sol bémol !" Forcément on commence à se disputer et on consulte les manuscrits sur Internet. En réalité, j’ai raison : sur le manuscrit de Moussorgski, c’est bien bémol. Mais, il a raison aussi... parce qu’avec l’ONF, il a toujours joué sol bécarre.
Extrait 3 - Samuel Goldenberg et Schmuÿle à l'orchestre
Comment ça se fait ? C’est à cause de Maurice Ravel. Ravel en 1922 transcrit la partition pour orchestre, et… je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé : est-ce qu’il avait une mauvaise édition de piano, est-ce qu’il s’est trompé dans la transposition de la partie de trompette, est-ce que c’était volontaire ? Avec ces modifications, les Tableaux de Moussorgski pour orchestre… sont de Ravel, finalement (un peu). C’est une nouvelle œuvre de Ravel, et toutes les “erreurs” (y en a de nombreuses en réalité) font qu’il s’agit d’une oeuvre différente de celle de Moussorgski.
Prenez Claude Debussy : La Mer. Dans le dernier tableau, voici ce que Debussy avait écrit à l’origine, tendez l’oreille, écoutez les trompettes.
Extrait 4 - La Mer (dir. Claudio Abbado)
Figurez-vous qu'entre temps, Debussy a changé d’avis : il a fait retirer ces notes de trompette.
Extrait 5 - La Mer (dir. Paavo Järvi)
Ce n’est pas rien !
Là, il y a quelque chose à jouer de la part des interprètes : soit vous décidez de respecter la correction de Debussy et vous ne mettez pas de trompettes, soit vous préférez ce que Debussy avait écrit au début. C’est aussi cela le travail de l’interprète : ce n'est pas seulement de jouer avec les nuances ou avec le tempo, mais il s'agit aussi de naviguer dans les différentes éditions d’une même œuvre. C’est pour ça que vous allez entendre des Hammerklavier de Beethoven avec un sol dièse avant la réexposition et d’autres avec un sol bécarre, pareil pour la Chaconne de Bach, etc.
Est-ce qu’un compositeur peut faire une erreur ? C’est son œuvre, après tout.
Bonne question ! Un compositeur décide ou non de se soumettre à des règles qui ne sont pas de lui. S’il joue le jeu et qu’il déroge à ses règles volontairement, ce n'est pas une erreur. Si c’est involontairement, alors il y a erreur. Mais TOUT dépend de ce qu’on fait de ces erreurs. A l’époque de Bach, les règles d'écriture faisaient qu’on évitait certains mouvements lorsqu’on enchaînait des accords. les quintes parallèles par exemple. Aujourd’hui en classe d’écriture, nous allons en toute logique considérer que c’est une erreur d’en faire puisqu'il s'agit d’un EXERCICE musical historique. En revanche dans le cadre d’un geste artistique, une erreur bien analysée, bien gérée, productive, appréciée, peut heureusement transformer un pas de côté en geste musical d'avenir.
Einstein disait que “faire des erreurs est naturel lorsque l’on cherche”. Et c’est vrai en musique. Soit on corrige nos erreurs de compositions (et celles des compositeurs que nous éditons, si nous sommes éditeurs), et nous respectons les règles, pour ainsi composer des sonates et des fugues d’école (qui peuvent être magnifiques et absolument touchantes au demeurant, mais ce qui est complètement illusoire et fictif). Soit l'erreur fait réfléchir, et on propulse la musique de notre époque vers une autre époque. Et c’est vrai que l’histoire de la musique a tendance à privilégier ces compositeurs-là. C’est à se demander si c’est pas ça le génie, finalement.
Miles Davis disait “n’ayez pas peur des erreurs, il n’y en a pas. Ce n’est pas la note que vous jouez qui est mauvaise, c’est la note d’après qui la rend bonne ou mauvaise.”
Voilà, tout est relatif. Une erreur, c’est une faute d’interprète ou de compositeur, mais cela peut aussi se métamorphoser en heureux événement qui fait avancer le cours de l’Histoire. Si les quintes parallèles étaient restées des erreurs, nous n'aurions pas Nuages de Claude Debussy.
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