Tendez l'oreille ! L'Affaire Norrington, ou le débat du vibrato en orchestre

L'orchestre : avec ou sans vibrato ?
L'orchestre : avec ou sans vibrato ?
L'orchestre : avec ou sans vibrato ?
L'orchestre : avec ou sans vibrato ?
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Voyage dans le temps au XIXe siècle : comment les orchestres jouaient-ils ? Avec ou sans vibrato ? Sir Roger Norrington entend faire du concert un événement aussi spontané qu'à l'époque, avec applaudissements, cris d'admiration.. et un son sans vibrato, ce qui fait grincer des dents. Ecoutons cela !

4e et dernier épisode sur le vibrato, mais je suis loin d’avoir fait le tour de la question. Après le vibrato en musique ancienne, dans les chœurs et dans le jazz, je voulais terminer avec : le vibrato en orchestre. C’est un acquis, aujourd’hui : si vous prenez place devant l’Orchestre de l’Opéra de Paris, devant le Philharmonique de Vienne ou devant le London Symphony Orchestra, et que vous regardez du côté des cordes, vous verrez les mains gauches des violonistes, des altistes, des violoncellistes et des contrebassistes s’agiter sur la corde pour faire vibrer le son.

Extrait 1 - Adagio de Samuel Barber (vibrato assez présent)

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A quoi sert le vibrato en orchestre ?

A donner vie au son, à faire participer tous les individus de l’orchestre à l’expressivité collective, à épaissir la note, à donner du gras à la phrase musicale.

Et puis un jour, il y a un chef d’orchestre anglais qui a fait savoir que non, un orchestre ne doit pas vibrer. Sir Roger Norrington n’a pas publié cette affirmation dans une obscure revue musicologique, non : il a écrit un article dans le New York Times le 16 février 2003. Je n’ai pas le temps de tout détailler, mais il affirme en substance qu’il faut jouer le répertoire du XIXe siècle avec autant de soin historique de reconstitution que la musique ancienne. Là, tout le monde est d’accord : retrouver le son de l’orchestre de Beethoven... difficile d’être contre ! Par contre, pour lui ça passe entre autre par la remise en cause du vibrato.

“Loin d’être une caractéristique de 1830, le vibrato ne s’est pas répandu en Europe et aux Etats-Unis avant les années 1930.”

Et il a même trouvé le coupable, le patient zéro : le violoniste Fritz Kreisler. Les orchestres, dit-il, ne vibrait pas avant que Fritz Kreisler ne contamine tout le monde avec son vibrato trouvé auprès des musiciens gitans qui jouaient dans les cafés en Hongrie.

Extrait 2 - "Méditation" de Thaïs, de Jules Massenet (par Fritz Kreisler)

La question surtout, c’est : est-ce que Norrington a raison de supprimer le vibrato dans le répertoire ancien ?

Bon je ne suis personne pour lui donner raison ou tort. Je dirai simplement ceci : il s'agit d'une question de méthodologie. Par exemple, nous savons que Gustav Mahler trouvait que le vibrato était “une pulpe liquéfiée sans substance”. Donc pas de vibrato chez Mahler ? Très bien, sauf que Herbert Borodkin, altiste au Philharmonique de New York, qui a joué sous la baguette de Mahler, se souvient qu’il demandait beaucoup de vibrato. Et des contradictions comme ça, nous en trouvons beaucoup. Sir Roger Norrington dit que les institutions allemandes et américaines ont résisté au vibrato jusque dans les années 30, mais nous trouvons en 1926 un film du Philharmonique de New York qui jouait l’ouverture de Tannhäuser avec vibrato. Tendez l’oreille.

Extrait 3 - Tannhäuser, Richard Wagner (New York Philh., 1926)

Soyons clairs. Je ne dis pas que Roger Norrington a tort, mais simplement qu’il est trop péremptoire en disant que le vibrato systématique est une invention récente qui correspond au glamour du début du XXe siècle : on a quand même beaucoup de preuves du contraire. "Ce qui est était neuf au XXe siècle était l'idée d'un vibrato continu, sur toutes les notes, mêmes les plus courtes." Certains passages du traité de Leopold Mozart attestent du contraire, ainsi que des témoignages sur le jeu de Geminiani. Est-ce que ça veut dire qu’il ne faut pas écouter les oeuvres dirigées par Roger Norrington ? Absolument pas ! La démarche de Norrington est une démarche comme une autre, qui se défend artistiquement, au niveau notamment de la clarté du discours : un orchestre qui ne vibre pas se concentre plus sur le phrasé, sur le son, et les accords sonnent tout de suite, ils ne sont pas estompés par la vibration. Voici ce que ça donne, Mahler sans vibrato : l’Adagietto de la 5e symphonie.

Extrait 4 - Adagietto de la 5e de Mahler (dir. Sir Roger Norrington)

C’est pur c’est très beau, ça se défend artistiquement, mais je pense que l’erreur de Norrington a été d’affirmer de façon aussi certaine qu’il s’agit d’une vérité historique, que les orchestres se sont mis à vibrer récemment, après contamination par Fritz Kreisler. Encore une fois : il y a trop de preuves du contraire, et puis les orchestres étaient extrêmement différents les uns des des autres, et puis même au sein d’un même orchestre, les goûts en matière de vibrato changeaient d’une personne à l’autre. Les enregistrements historiques nous montrent que jusque dans la première partie du XXe siècle, la pratique collective (orchestre mais également choeur) était à la différence d'aujourd'hui moins fondée sur l'absolue mise en place : difficile d'en conclure quelque chose sur la pratique du vibrato ancien de toute façon. Mais voilà : il a un systématisme dans son discours qui, à mon avis, pourrait être plus scientifique.

Pour aller plus loin

L'article original de Sir Roger Norrington

Une réfutation étayée par les premiers films d'orchestre