... "opéra" ? "intermède" ? Il existe un lieu commun assez rebattu : "le Devin du village", intermède en un acte de 1752, ne serait pas de la très bonne musique. Est-ce toujours bien étayé ... ou est-ce quelque chose que nous aimons à dire sans vraiment savoir ?
Une œuvre à réhabiliter
EXTRAIT 1 - l'Allegro du Printemps d'Antonio Vivaldi (arr. pour flûte seule par J.J. Rousseau) par Barthold Kuijken
Nous sommes le 1er mai 2021. Il y a exactement 254 ans, le 1er mai 1767, Jean-Jacques Rousseau, en plein délire de persécution, décide de quitter la maison de monsieur Davenport en Angleterre pour revenir en France. Il s’était exilé en Angleterre dans un accès de paranoïa, après s’être fâché avec toute la sphère littéraire française de la moitié du XVIIIe siècle qui se demandait avec appréhension ce qu’il allait bien pouvoir révéler sur elle dans ses Confessions.
Jean-Jacques Rousseau est philosophe, mais il est également musicien. L’histoire retient de lui qu’il est musicien amateur, autodidacte et inexpérimenté. Pourtant, tout au long de ses Confessions, il se décrit comme musicien de métier. Autodidacte, en réalité, il ne l’est pas vraiment : il apprend la musique à la maîtrise de la cathédrale d’Annecy, il l’enseigne dès l’adolescence, toute sa vie il gagnera sa vie en tant que copiste (nous savons qu’à cette époque, la musique s'assimile beaucoup par la copie), et puis surtout il est le compositeur d’une des œuvres qui aura le plus de succès à l’opéra de Paris en y restant à l’affiche pendant près de 80 ans, de 1753 à 1829 : son intermède en un acte : le Devin du village.
Chronique en forme de billet d'humeur contre toute certitude non renseignée
Il s'agit d'une conversation que nous avons très souvent dans nos premières années de musicologie : "Le Devin du Village de Jean-Jacques Rousseau, c’est pas bon, c’est médiocre..." et puis voilà. Et c’est devenu un tel acquis que nous avons commencé à le dire … sans avoir écouté l'œuvre.
Le "Devin du village", en quelques mots
Rousseau compose cet intermède (cet acte) sous la forme de ce qui peut sembler être pour nous assez proche d’un opéra, c’est-à-dire une alternance de pièces orchestrales, d’airs et de récitatifs, le tout divisé en scènes. Pas de passages de théâtre : tout est chanté. Et tout est chanté dans un style que Rousseau veut italien. La musique française ne l’intéresse pas :
“Le chant français n’est qu’un aboiement continuel.”
Schématisons grossièrement
En France à cette époque, on se pose la question de l’avenir musical : est-ce qu’il faut composer avec l’intellect, avec la science des accords, ou est-ce qu’il faut composer avec le cœur et avec un chant proche de la diction naturelle de la vraie vie ? Rousseau, lui, est clairement du côté du naturel, et il entend utiliser Le Devin du Village pour le prouver.
Mais alors pourquoi cet intermède, cet opéra, a-t-il mauvaise réputation ?
Eh bien pour tout un faisceau de raisons. Déjà parce que Rousseau est (un peu) insupportable, il dresse toute la profession contre lui, et remplit ses Confessions de paragraphes entiers dédiés à sa propre louange. Egalement parce que l'Histoire nous a convaincus que Rousseau était autodidacte, ce qui prépare négativement notre perception. Et puis enfin : parce que nous ne prenons plus le temps de nous renseigner vraiment.
C’est en 1947 que nous trouvons la sentence la plus violente contre Le Devin du Village. Pierre Lalo :
“Le Devin du village est une partition d’une insignifiance parfaite, aux idées petites, faibles et fades, harmonisées et instrumentées avec une rare pauvreté, un ouvrage d’amateur médiocre.”
- En ce qui concerne l’instrumentation : je ne vais pas faire une dissertation. Je préfère plutôt faire écouter ceci : cordes, hautbois et cors, c’est très bien fait.
EXTRAIT 2 - Ballet divertissement (scène 8) du Devin du Village (Cantur Firmus Consort, dir. Andreas Reize)
- “Harmonisée avec une rare pauvreté” disait Pierre Lalo. Oui, alors je vais être très honnête : pendant une heure, nous avons premier degré, sous-dominante, dominante et ponctuellement le relatif mineur... et puis voilà.
La simplicité volontaire qui correspond au sujet
Mais c’est là où nous arrivons à ce que j’ai envie de dire : je pense qu’il y a un grand malentendu. Ce que beaucoup perçoivent comme “particulièrement peu inspiré” et “pauvre” est en réalité de la simplicité volontaire. Le sujet : une bergère inquiète des infidélités de son berger se tourne vers le Devin un peu charlatan qui lui dit de se faire plus coquette.
Le sujet est le sujet habituel et pastoral de la moitié du XVIIIe siècle lorsque l'on cherchait à respirer esthétiquement entre deux drames mythologiques et tapageurs. Rousseau traite le sujet adéquatement : à sujet simple, traitement simple.
La recherche de naturel
Ce que Lalo appelle “idées petites, faibles, fades et médiocres”, c’est en réalité ce chant qui cherche à être naturel. Oui : chez Jean-Philippe Rameau, quand ça chante, c’est magnifique ! C’est absolument somptueux parce que c’est très musical ! Chez Jean-Jacques Rousseau, la musique paraît moins impressionnante en raison du peu de vocalises, et des intervalles très restreints d’une note à l’autre sont très restreints. Le chant en paraît d’une certaine façon … moins expressif et poignant pour nos oreilles d’aujourd’hui. Rousseau réfléchit en compositeur contemporain, qui cherche à produire la musique de son temps, proche de la prosodie de son temps. Si cela vous semble peu inspiré, c’est peut-être que vous l’écoutez avec des oreilles “ramistes” : vous voulez inconsciemment du Rameau, et vous en oubliez de profiter de ce que vous avez réellement devant vous.
EXTRAIT 3 - "J'ai perdu tout mon bonheur" (premier air du Devin du village - Gabriela Burgler, Colette)
Cet air-là, Louis XV le fredonnera à longueur de journée.
Evidemment il y a de quoi remplir des thèses sur le sujet. Nous n'avons même pas commencé à aborder ce vaste sujet. Je voulais surtout conseiller d’écouter Le Devin du Village de Rousseau avant de le condamner.
Déjà ce n'est pas plus mal écrit que ce que quelqu’un comme André Gretry composera plus tard. Il est possible que les interprétations au début du XXe siècle n’aient pas aidé à apprécier l'œuvre. Il reste encore de la part des interprètes d'aujourd'hui tout un travail à faire pour convaincre et être poignant avec le peu de moyens musicaux laissés par Rousseau. Mais il ne faut pas se laisser berner intellectuellement par l’enjeu du Devin du Village : certes Rousseau insiste lourdement sur l’importance de son œuvre, et c’est pour cela que nous attendons un chef-d’œuvre, mais le génie de ce chef-d’œuvre est d’avoir accepté et embrassé la simplicité, qui allait d’une certaine façon être repris par la plume de Gluck.
Le Devin du village n’est pas médiocre, il est simplement... simple. Nous pouvons reconnaître également qu’il n’a pas été composé pour plaire… mais qu’il a plu aux Parisiens pendant 80 ans, en soutenant la comparaison avec Gluck, puis Mozart puis Rossini avant de céder la place à Berlioz.
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