Dans ce huis clos de 1948, Hitchcock met en scène la réception organisée par deux meurtriers. Les hors-d'œuvre sont posés sur le coffre qui contient la victime. Rongé par la peur d'être découvert, Farley Granger joue le "Mouvement Perpétuel n°1" de Poulenc sous le regard suspicieux de James Stewart.
Extrait 1 - Premières minutes de la musique du film La Corde (Francis Poulenc, arr. David Buttolph)
Nous entendons les premières notes d’un film de 1948, La Corde, huis clos réalisé par Alfred Hitchcock, avec James Stewart dans le rôle de l’ancien professeur de nos deux jeunes meurtriers joués par John Dall et Farley Granger. L’histoire est simple, horrible et intellectuellement troublante : deux anciens étudiants brillants décident d’illustrer les théories de Frédéric Nietzsche sur l’Übermensch, le “surhomme” : en tuant leur "médiocre et inutile" (sic) ancien camarade d’école, ils confirment leur position de surhommes, et, en cherchant à commettre le crime parfait, veulent placer leur meurtre au rang d’art. Pour ce faire, ils organisent une réception, avec quelques invités sélects. A l’insu de ces convives, au milieu du salon, se trouve le coffre qui contient le corps. Et si le film m’intéresse, c’est grâce à cette musique.
Cette musique n’est pas de Bernard Herrmann mais d’un compositeur français : Francis Poulenc, son Mouvement perpétuel n°1 composé 30 ans avant le film, et orchestré et retravaillé pour La Corde de Hitchcock par David Buttolph. Il s’agit d’une pièce pour piano de 43 mesures (si on compte la reprise), qui se joue en 1 minute 15 ou 1 minute 30, et qui déroule une mélodie aux allures de chanson populaire sur une basse qui ne change pas du début à la fin. Voici la basse, immuable.
Extrait 2 - Main gauche du Mouvement perpétuel
Et voici le début de la mélodie... sauf que très vite, la mélodie part explorer d’autres espaces, d’autres accords, d’autres harmonies. Elle le fait doucement d’abord. Et elle finit par partir complètement de ce que propose la basse.
Pourquoi Poulenc dans la Corde de Hitchcock ?
Bonne question ! Voyons déjà COMMENT Hitchcock l’utilise. Il s’agit de ce qu’on appelle de la “musique diégétique”, c’est-à-dire qu’il s’agit de musique que les personnages dans le film entendent réellement, à la différence de la musique que seuls les spectateurs entendent.
Et c’est là où ça devient génial. Non seulement les personnages l’entendent dans le film mais SURTOUT, elle est jouée par l’un des meurtriers, rongé par la peur d’être découvert, pendant que tout le monde se sert dans les hors-d’oeuvre posés sur le coffre qui contient le cadavre. C’est un peu comme si, dans Psychose, Norman Bates courait après Janet Leigh ou Vera Miles avec son violon en faisant gni gni gni. L’acteur produit lui même la musique qui fait peur, dans une situation où il a lui-même peur.
Cela donne une de mes scènes préférée dans tout l’histoire du cinéma : l’ancien professeur des deux meurtriers, celui qui malheureusement a mis dans leur tête ces idées d’homme et de surhomme en leur enseignant Nietzsche, commence à s’apercevoir que l’un deux a quelque chose à cacher. Il s’approche de lui pendant que celui-ci est au piano, met en route le métronome, et le cuisine avec des questions. Là où, dans n’importe quel film, vous auriez de la musique de film très tendue … eh bien c’est Poulenc qui devient là le maître du suspense : le meurtrier joue lui-même sa propre musique de suspense. Tendez l’oreille, pas besoin de maîtriser l’anglais pour comprendre ce qui se passe.
Extrait de film - Interrogatoire au métronome (La Corde, 1948)
Et donc pourquoi Poulenc ? Eh bien parce qu’il n’avait pas à changer une seule note dans ce Mouvement Perpétuel n°1 pour représenter le trajet mental de quelqu’un de moins en moins serein. C'est en réalité une bonne analyse de Poulenc que fait Hitchcock avec ce film. Si nous devions très grossièrement parler de la musique de Poulenc, nous dirions qu'il y a un peu de ça : de la musique stable, pleine d’accords parfaits, et rendue très vite intéressante et déstabilisée par des harmonies plus exotiques, plus étrangères. Vous avez ça dans son trio pour cuivres.
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