Dans les manuscrits d'un office de vêpres à Pékin, nous pouvons y retrouver de la musique baroque italienne de l'époque de Monteverdi. Tendez l'oreille !
Tout commence avec Matteo Ricci (1552-1610)
Tout commencé avec Matteo Ricci, prêtre jésuite né en 1552 à Macerata, au centre de l’Italie. Il étudie le droit à Rome et entre chez les Jésuites en 1571. Il est envoyé d’abord à Goa (en Inde), puis à Macao pour y étudier la culture chinoise, et enfin à Pékin où il mourra en 1610, l’année des Vêpres de Monteverdi.
Il n’est pas le premier jésuite à se rendre en mission en Chine, mais il est le premier européen depuis les grands voyageurs médiévaux à se rendre à Pékin, et il est le premier Européen à poser le pied dans la Cité Interdite, à l’invitation de l’Empereur Wanli Ming Shenzong. Si je vous parle de Matteo Ricci, c’est parce qu’il est, pour ainsi dire, le premier à nouer un lien musical entre l’Europe et la Chine : il paraphrase de la musique romaine dans huit chansons en leur ajoutant des paroles chinoises. Le projet de ces "Huit airs pour cithare européenne" (Xiqin qu yi) est de mélanger valeurs chrétiennes et confucianisme, système grégorien et mélodies chinoises.
Extrait : Xiong zhong yong ping - Equilibre intérieur
A l'oreille, nous nous retrouvons ainsi avec de la musique de l’époque de Monteverdi, mais avec une réappropriation chinoise.
Matteo Ricci a dans ses bagages beaucoup de musique avec du prosélytisme en tête : séduire et convertir par ce que l’Europe fait de mieux en musique.
La musique catholique composée par des Chinois
L’anecdote est assez incroyable. François Picard, ethnomusicologue et multi-instrumentiste, a reconstitué avec Jean-Christophe Frisch une messe d’après un manuscrit de musique chinoise envoyé depuis la Chine vers la France en 1779 par le père jésuite Joseph-Marie Amiot (Toulon 1718 - Pékin 1793), manuscrit qui est conservé à la Bibliothèque Nationale de France. Figurez-vous que François Picard a profité du voyage de sa collège Sun Lingling dans son district natal près de Pékin pour lui faire battre la campagne à la recherche d’éventuels manuscrits de la même époque : elle en trouve un, dans un village, en grande partie identique à celui conservé à la BNF. Voici donc un Ave Maria en chinois tiré de ce manuscrit, à la fois de la BNF, et à la fois trouvé dans un village près de Pékin.
A retenir : Wu Yushan, dit Wu Li
"La première messe chantée et les premiers cantiques écrits par un Chinois, en chinois, figurent dans un recueil intitulé Tianyue zhengyin ("Répertoire du son authentique de la musique céleste") en 1710. Il s'agit de neuf suites d'airs du Sud et du Nord et de vingt strophes de chants. Le style, très expressif, est celui de la subtile musique des lettrés, pleine de finesse, souvent suspendue, transparente. Les paroles sont dues au célèbre peintre et également poète Wu Li (1632-1718). Converti, il prend le nom de Simon Xavier a Cunha. Il fait la connaissance en 1676 du père François de Rougemont puis quitte Pékin pour Macao où il est admis dans la Compagnie de Jésus en 1682. Il est ordonné prêtre en 1688. Son poème Ban tong yin laisse entendre qu'il a joué des musiques occidentales et chinoises à la cithare qin. Ses textes sont des adaptations de textes bibliques, choisis pour leurs sentiments élevés, propres à convaincre les chinois. Il est actuellement considéré par les Catholiques chinois comme un des pères fondateurs de leur communauté." (François Picard et Jean-Christophe Frisch)
Extrait : Shen'er fu (Ave Maria) - manuscrit Zhou Wenting
Dans des vêpres à Pékin, un mélange d'italien, de latin et de chinois...
L’idée de cette musique est l’hétérophonie : tout le monde joue la même mélodie… mais de façon différente : les plus lents ne jouent que les premiers temps de la mélodie, et la flûte, plus véloce, va rajouter des ornements.
"Trois siècles plus tard, nous pouvons trouver quelques traces, bien ténues, des cérémonies composites des anciennes églises de Pékin. Il nous reste quelques descriptions, chinoises ou européennes, qui insistent généralement plus sur les costumes somptueux que sur la musique. Il nous reste un grand nombre des textes religieux traduits en chinois, Magnificat ou Ave maris Stella, mais les musiques sont dans d'autres recueils, sans indication du texte. Certains éléments disparates nous permettent, à condition de risquer quelques hypothèses, de reconstituer des Vêpres à la Vierge, avec notamment des curiosités de l'histoire de la musique : un Magnificat de Francesco Anerio avec un texte chinois, les musiques originales chinoises composées par le converti Wu Yushan, dit Wu Li." (Jean-Christophe Frisch et François Picard).
Et c’est avec cette idée que je voudrais vous quitter : je voudrais vous faire écouter ce petit bijou : ce Magnificat italien joué dans "le style", c'est-à-dire joué par des musiciens européens et chinois, en pleine conscience que les jésuites maîtrisaient parfaitement le langage musical de leur pays d'accueil, et réciproquement, avec les petits inserts de musique chinoise notés par le père Amiot au XVIIIe siècle, peut-être composés par Wu Yushan... avec des ornements à la fois italiens et chinois !
Extrait : Magnificat - "Shengmu ge" - de Lodovico Bulgio et Giovanni Francesco Anerio
Pour découvrir les travaux de ces deux musiciens musicologues et ethnomusicologues : François Picard et Jean-Christophe Frisch, avec l’ensemble Baroque Nomade XVIII-21, qui ont transformé leurs recherches en disques absolument prodigieux.
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