Salles de concert ultra modernes, orchestres professionnels de plus en plus nombreux, 50 millions d’enfants pratiquant le piano… la Chine est en plein boom musical. Mais comment expliquer un tel engouement pour la musique classique occidentale de la part du plus grand régime communiste au monde ?
C’est un fait suffisamment éloquent pour résumer à lui seul la situation. En octobre 2018, le label Deutsche Grammophon choisissait les villes de Shanghai et de Pékin pour lancer les célébrations de son 120e anniversaire. Ce n’est pas anodin. Le plus vieux et plus prestigieux label de musique classique fête sa longue histoire et ouvre un nouveau chapitre dans le pays qui représente le mieux le futur de la musique classique occidentale.
A cette occasion, Deutsche Grammophon avait d’ailleurs annoncé la signature exclusive de l’Orchestre symphonique de Shanghai et de son chef Long Yu. Une consécration pour la phalange qui célèbre son 140e anniversaire cette année, et dont le niveau ne cesse de grimper. Désormais, c’est en Chine que ça se passe. Si les grandes villes de la côte Est, comme Shanghai ou Pékin, ont déjà gagné leur place parmi les métropoles culturelles du monde, voici que le reste de l’Empire du milieu s’y met également. Des villes moyennes – des mastodontes de 10 millions d’habitants, tout de même – qui depuis une quinzaine d’années se dotent toutes de salles de concert ultra modernes et de leur propre orchestre.
Eva Liu, directrice de la programmation du Shanghai Oriental Arts Center, l’une des plus prestigieuses salles de concert de Chine, est bien placée pour observer cet essor dans son pays. « Il y a actuellement 73 orchestres professionnels en Chine. Un chiffre qui a plus que doublé en 15 ans. Ces deux dernières années, nous en avons programmé 10 d’entre eux » affirme la Shanghaïenne.
Le Shanghai Oriental Arts Center, ouvert en 2005, contient un opéra, une salle de concert et une salle de récital. Le centre est devenu un lieu de passage obligé pour les orchestres occidentaux. « A l'ouverture de la salle, personne ne nous connaissait et nous lancions des invitations à tour de bras pour tenter d'attirer les orchestres et les artistes les plus demandés. Aujourd’hui, la tendance s'est inversée. Nous recevons tellement de propositions d’orchestres du monde entier que nous devons opérer une sélection, en fonction du nombre de fois qu'est déjà venu l'ensemble, du programme que nous souhaitons présenter à notre public ou du chef d'orchestre que voulons inviter » explique Eva Liu.
Un boom musical qu’a bien suivi également Didier de Cottignies. Délégué général de l’Orchestre national de France qui s'y produisait en novembre dernier, il a déjà accompagné d'autres orchestres en Chine. « Il y a une vingtaine d’années, les tournées chinoises se cantonnaient à Pékin, Shanghai ou Shenzen. Cette tournée était vraiment une première parce que nous sommes allés jouer dans le fin fond du pays ». Chongqing, Zhuhai ou encore Nanning. Cette tournée aurait eu du mal à voir le jour si la Chine n’avait pas investi de l’argent pour l’organiser. Radio France, la maison mère de l’orchestre, a signé un partenariat avec la Jonathan K. S. Choi Foundation.
L’objectif étant de financer un programme d’échanges artistiques entre la France et la Chine. Financement essentiellement réalisé du côté chinois pour l’instant. « Cela devient compliqué pour les orchestres occidentaux de trouver les fonds nécessaires à l’organisation de tournées. Pourtant, elles sont incontournables pour la bonne marche d’un orchestre ainsi que pour les relations diplomatiques ». La Chine, nouvel eldorado de la musique classique et surtout puissance économique, est devenue naturellement la destination la plus prisée pour les orchestres historiques.
Le pays peut également compter sur ses meilleurs ambassadeurs, des pianistes stars : Lang Lang, Yuja Wang, Yundi Li, etc. Parmi les plus doués et les plus médiatisés au monde. Le chiffre, difficilement vérifiable, de 50 millions d'enfants pratiquant le piano, permet de mesurer l'engouement chinois pour cet instrument.
30 ans, l'âge moyen du public
Le public chinois est au rendez-vous, même si le pays revient de loin. Comme toutes les autres salles, le S_hanghai Oriental Arts Center_ a dû construire de son public. Chose étonnante, les salles chinoises ont un problème diamétralement opposé aux salles occidentales. Si ces dernières cherchent à tout prix le moyen de rajeunir leur public, la Chine cherche à le vieillir.
« Dès l’école primaire, les enfants reçoivent une importante éducation à la musique. Nous organisons près de 600 concerts par an pour les scolaires. Le public jeune des 15/30 ans vient donc assez naturellement assister à nos concerts. Mais c’est beaucoup plus compliqué pour nous d’attirer leurs parents ou leurs grands-parents. C’est toute une partie de la population qui n’a pas grandi avec la musique classique occidentale. Elle était totalement interdite pendant la révolution culturelle. Ce n’est donc pas du tout un geste naturel pour eux d’acheter un billet de concert pour quelque chose qu’ils ne connaissent pas du tout » explique Eva Liu.
Un public jeune, et des spectateurs qui se moquent des codes liés à la musique classique. En Chine, on applaudit entre les mouvements, ou alors pas du tout, même à la fin de l’œuvre. C’est le sens premier des applaudissements : manifester une émotion en frappant dans ses mains. Et s’il n’y a pas d’émotions, alors le public reste silencieux.
Au Shanghai Oriental Arts Center, l'âge moyen du public est de 30 ans. La dernière grande étude française sur le sujet faisait ressortir l'âge de 61 ans pour le spectateur type. Croisé à l’entracte du concert de l’Orchestre national de France, William Liu, 24 ans, originaire de Guangzhou, se décrit comme un grand passionné de musique symphonique. « C’est la première fois que j’entends un orchestre français jouer. C’est extraordinaire ! Je m’en souviendrai toute ma vie » lance le jeune homme, tout sourire.
Originaire de Canton, William Liu estime que la Chine a encore beaucoup trop de retard sur l’occident, dans tous les domaines. « C’est pour ça que je vais écouter des concerts de musique classique. Je sens que pour réussir dans la vie, il ne faut pas seulement travailler dur et faire de belles études, il faut aussi nourrir son esprit avec de belles choses. La musique classique aide à cela, j’en suis sûr » déclare-t-il.
Occident, je t’aime moi non plus
C'est l’un des grands paradoxes de la Chine contemporaine. Comment concilier l’idéologie communiste chinoise, soucieuse de mettre en valeur son glorieux passé, et la mondialisation culturelle, inévitable et nécessaire à la bonne santé financière du pays ? « La Chine est un hybride, répond Emmanuel Lincot, professeur à l'institut catholique de Paris, spécialiste de l'histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, y compris dans ses goûts musicaux et surtout dans cette posture qu'affiche ses dirigeants de vouloir à la fois rejeter une partie de l'occident tout en voulant le dépasser ».
Pour l’universitaire, cette posture chinoise découle des relations privilégiées entretenues avec la Russie lorsqu’elle était soviétique. « La deuxième génération des dirigeants communistes chinois a été profondément marquée par le modèle soviétique. Ce qui explique que le répertoire musical occidental apprécié en Chine est principalement constitué d’œuvres romantiques : Tchaïkovski, Rimski-Korsakov, Smetana, etc. » explique Emmanuel Lincot.
Le gouvernement de Xi Jinping, le président chinois, est très attaché à ce qu’il appelle la « sécurité culturelle ». C’est-à-dire qu’il cherche à anticiper une potentielle aliénation de sa culture, au profit de la culture occidentale. « Le pouvoir a décidé de prendre les devants en créant ses propres institutions pour former et accueillir des artistes » précise le spécialiste. « La Chine fait tout pour être la plus attractive possible. Les conservatoires de musique ont des moyens absolument colossaux ».
Car la Chine, qui pour l’instant ne manque pas d’argent, a bien compris que si elle voulait rattraper l’occident, elle devait investir pour le futur. Son problème est de trouver de bons musiciens pour ses orchestres. Pour y remédier, les plus grands ensembles se sont tous dotés d’académies pour former les musiciens et les chefs du futur. Un système gigantesque qui attire également de nombreux musiciens occidentaux afin d’y enseigner leur savoir-faire.
De plus en plus, les rangs des orchestres de Pékin, Shanghai ou Canton accueillent des musiciens allemands, français ou américains. « Il est tout à fait logique que les occidentaux soient séduits. Les revenus des musiciens en Chine dépassent parfois ceux perçus en France » ajoute Emmanuel Lincot.
C’est exactement ce qui est arrivé à Hên You Pan. Contrebassiste française d’origine taïwanaise, formée au conservatoire de Paris. En octobre 2018, elle a été embauchée en tant que professeur au conservatoire central de Pékin. « La Chine représente un formidable gisement d’emplois. Il y a des opportunités un peu partout dans le pays. A Taïwan, beaucoup d’amis musiciens qui se sont formés en Europe ont tenté de trouver du travail à leur retour. Mais quasiment tous sont venus s’installer en Chine pour y travailler. Et cela concerne également les européens qui sont de plus en plus nombreux dans les orchestres ou dans les conservatoires » explique la musicienne.
Un régime autoritaire malgré tout
Emmanuel Lincot tient à rappeler que cette formidable attraction de la Chine dans de nombreux domaines n’est pas sans risque. « De nombreuses conditions sont réunies pour offrir de belles opportunités de travail aux artistes étrangers. Mais il y une condition qui n’existe pas, c’est la liberté de penser. Pour l'instant, la Chine arrive à faire bon ménage de cette situation assez inédite de dictature bien réelle, de pesanteur et de purge aussi, il ne faut pas l'oublier. Dans le secteur universitaire ou celui des musées, il y a des gens qui disparaissent. A priori, la scène musicale n'est pas concernée parce qu'à première vue, c'est moins sensible d'un point de vue idéologique ».
Le pays, sorti des années Mao il y a une quarantaine d’années, veut rattraper le temps perdu sur le plan culturel. « La génération de Xi Jinping, ceux qui ont plus de 60 ans, ont connu la révolution culturelle. Dans l'imaginaire collectif, il y a cette mentalité de "plus jamais ça" et la volonté de se cultiver, de découvrir des choses que leurs parents avaient entrevues, dans le meilleur des cas. C’est ce qui explique la politique culturelle très volontariste des autorités » analyse Emmanuel Lincot.
« Là encore, il faut comprendre l'importance du précédent soviétique. Les communistes russes ont eu, eux aussi, à faire un choix assez cornélien entre cette culture très élitiste, grande bourgeoise voire aristocratique, et cette culture communiste. Cela peut s'expliquer par une certaine appétence des soviétiques et des chinois pour tout ce qui est virtuose et technique. On retrouve cette volonté dans le challenge que s'imposent les autorités chinoises de dépasser l'occident en terme de virtuosité » ajoute le spécialiste de la chine.
Les années Mao ont été dévastatrices sous bien des aspects, y compris la musique classique qui commençait à se développer à partir des années 1930. « Les pianistes ont eu leurs doigts mutilés. Jiang Qing, l'épouse de Mao Zedong, a fait symboliquement briser tous les pianos à queue du pays. C'était d'une extrême violence » rappelle Emmanuel Lincot, dont le prochain livre, Chine, une nouvelle puissance culturelle ? paraît en mai 2019, aux éditions MKF.
« C'était une situation très paradoxale parce que dans un premier temps la Chine s’est soviétisée, s'est occidentalisée, quitte à rejeter le meilleur de la culture traditionnelle chinoise, et dans un deuxième temps la révolution culturelle a généré, en réaction à l'occident, des scènes de violence absolument inouïes. C'est donc cette période que veut oublier la Chine actuelle, en rattrapant le temps perdu avec cette soif de savoir et cette envie de se cultiver » conclut le spécialiste de la politique culturelle chinoise.