Qui était Charlotte Moorman, la « Jeanne d’Arc de la Musique Nouvelle » ?
Par Léopold TobischSurnommée la « violoncelliste aux seins nus » mais aussi la « Jeanne d’Arc de la Musique Nouvelle », Charlotte Moorman était surtout une figure centrale de l'avant-garde new-yorkaise des années 1960 et 1970, polymathe artistique en première ligne des expérimentations les plus osées de son époque.
Née à Little Rock, Arkansas, Charlotte Moorman (1933-1991) a tout d’une fille de bonne famille américaine des années 1950. Belle du Sud, première de sa classe, lauréate d’un concours de beauté, violoncelliste formée à Juilliard auprès du célèbre pédagogue Leonard Rose, la jeune musicienne ne laisse nullement présager la figure artistique expérimentale et controversée qu'elle deviendra.
De la Juilliard à l’avant-garde
Alors violoncelliste dans le prestigieux American Symphony Orchestra sous Leopold Stokowski et membre de l’ensemble Boccerini Players de Jacob Glick de 1958 à 1963, Charlotte Moorman découvre la scène artistique avant-gardiste de New York. De Bach, Boccerini et Brahms, elle passe rapidement aux œuvres expérimentales de John Cage, dont notamment 26ʹ1.1499ʺ pour instrument à cordes (Moorman interprétera cette œuvre plus de 700 fois au cours de sa carrière).
Les œuvres de Cage lui révèlent la théâtralité de la musique contemporaine, capable de réunir des éléments à la fois visuels et sonores, mais aussi ludiques. En tant qu’interprète des œuvres de Cage mais aussi d’artistes comme Joseph Beuys, Earle Brown, Sylvano Busotti, Giuseppe Chiari, Toshi Ichiyanagi, Takehisaa Kosygi, Yoko Ono et de Karlheinz Stockhausen, Moorman devient rapidement une figure emblématique de l'avant-garde new-yorkaise des années 1960 et 1970. Son dévouement à la nouvelle musique et à l’art contemporain lui vaudra même le titre de « Jeanne-d'Arc de la nouvelle musique » de la part d’Edgar Varèse.
À ses talents d'interprète s'ajoutent ceux d'imprésario : en 1963, Charlotte Moorman crée le New York Avant Garde Festival, rendez-vous pluridisciplinaire d’expérimentations artistiques de la performance à la musique en passant par la danse, la poésie et le cinéma, tous réunis dans l’idée d’explorer l’échange d’idées entre les différentes pratiques artistiques et de remettre en question la séparation entre la musique et les arts plastiques.
Il y aura 15 éditions du festival artistique entre 1963 et 1980. Initialement organisé dans des salles de concert, Charlotte Moorman parvient après quelques années à investir les plus grands espaces publics de New York, dont la gare Grand Central, le World Trade Center, le Staten Island Ferry, Central Park, les îles Ward et Mill Rock, l’Arsenal du 69e régiment d’infanterie et même le célèbre stade de baseball Shea Stadium.
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Moorman & Paik, une collaboration fructueuse
Lors de la deuxième édition de son festival, en 1964, Charlotte Moorman fait la rencontre décisive de l’artiste et compositeur sud-coréen Nam June Paik. Cette liaison artistique marque le début d’une longue et fructueuse collaboration entre les deux artistes jusqu’à la mort de Moorman en 1991.
Chacun trouvera dans l’autre la figure idéale de ce qu’il souhaite explorer artistiquement. En Paik, Moorman trouvera un moyen de réaliser sa vision d’un art à la fois musical et visuel de transcender les limites de la scène et de détourner les expériences quotidiennes de l’observation artistique et de l'écoute musicale. En Moorman et son violoncelle, Paik voit l’interprète idéale de ses œuvres.
Ensemble, Paik et Moorman réunissent ainsi la musique et la sculpture, la performance et la vidéo en un seul art, défiant les conventions et créant de nouveaux sons, images et expériences. Parmi les centaines d’œuvres qu’ils créent ensemble, on peut citer les plus célèbres dont Variation on a Theme by Saint-Saëns (1965), lors de laquelle l’interprète arrête de jouer pour se plonger dans un tonneau d’eau avant de reprendre le concerto, Opera Sextronique (1967), qui demande que Moorman se dévête progressivement après chaque mouvement, TV Bra for Living Sculpture (1969), pour laquelle Moorman porte un soutien-gorge fait à partir de deux petites télévisions, et TV-Cello (1971), joué sur trois télévisions transformées en violoncelle.
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La célèbre violoncelliste aux seins nus
Jusqu’alors connue dans les cercles restreints des créateurs avant-gardistes américains, Charlotte Moorman acquiert une notoriété grand public le 9 février 1967 lorsqu'elle est arrêtée pour attentat à la pudeur lors d'une représentation de l'œuvre Opéra Sextronique de Nam June Paik à la Cinémathèque de Manhattan.
Pour cette performance, Moorman doit exécuter des morceaux de musique au violoncelle dans divers états de nudité progressive. Dans son programme, Paik affirme : « La purge du sexe sous prétexte d'être 'sérieux' sape exactement le soi-disant 'sérieux' de la musique en tant qu'art classique, se classant avec la littérature et la peinture. » Moorman joue le premier morceau en bikini mais revient torse nu pour le deuxième, portant seulement une jupe. Elle est alors arrêtée en plein concert par des policiers en civil.
Malgré son arrestation et son procès, Moorman sera l'invitée des talk-shows et des plateaux télévisés. Mais cette renommée sera double tranchante, car l’attention médiatique lui sera autant un service qu’un handicap. En effet, elle est désormais au centre de l’attention médiatique, mais cela ne fait rien pour avancer sa carrière. Bien au contraire, Charlotte Moorman paie le prix fort de cette nouvelle célébrité. Elle sera notamment ridiculisée lorsqu’elle est invitée à la télévision et surnommée avec dérision « la violoncelliste aux seins nus » dans la presse, titre réducteur qu’elle ne parviendra jamais à échapper.
Quant à sa carrière en tant que musicienne classique, Moorman sera largement ostracisée du monde musical. Pour raison de sa participation aux œuvres controversées de Paik, elle sera renvoyée de l’American Symphony Orchestre et même radiée de la liste des musiciens classiques approuvés par la commission de l’éducation pour les écoles de New York.
Une violoncelliste au service de l’art
A la fois violoncelliste et performeuse artistique, Charlotte Moorman incarnera à travers son art le rapport physique entre le corps et l’instrument. Chacune des œuvres que présente Moorman met à l’épreuve tant son corps que son instrument, comme lorsqu’elle est submergée avec son violoncelle pour The Intravenous Feeding of Charlotte Moorman de Jim McWilliams (1972), ou lorsqu’elle joue nue pendant une heure avec un violoncelle taillé dans un bloc de glace pour Ice Cello (1976). Elle sera également suspendue avec son violoncelle dans le ciel par des ballons devant l’opéra de Sydney pour Sky Kiss (1976) et entièrement recouverte de chocolat pour The Chocolate Cello, également de Jim McWilliams
Preuve de la nature inséparable de l’interprète, l’instrument et l’œuvre elle-même, Charlotte Moorman, alors souffrante, joue en 1988 un violoncelle construit avec ses syringes de morphine pour l’œuvre Syringe Cello. « [L’œuvre] est un tiers, j'en suis un tiers et mon violoncelle est un tiers. Quand nous sommes tous ensemble, l’œuvre est complète », explique-t-elle lors d’une interview en 1969 à l’occasion de sa participation à l’œuvre de Nam June Paik TV Bra for Living Sculpture.
La mort de l’artiste ou l’art de la mort
Stigmatisée pour avoir dévoilé son torse nu, Charlotte Moorman souffrira également de manière intime et privée. Atteinte d’un cancer du sein dès la fin des années 1970, elle poursuit néanmoins sa carrière et l’organisation de ses projets artistiques tout au long des années 1980 malgré les nombreuses contraintes physiques et mentales de sa maladie.
Elle choisit même parfois de retarder des biopsies car cela interromprait ses projets artistiques. Elle finira par refuser les traitements proposés, préférant intégrer sa lente mort à l’œuvre générale de sa carrière et de sa vie. Le 8 novembre 1991, la Jeanne d’Arc de la musique contemporaine tire sa révérence à New York à l'âge de 57 ans. Si sa mort suscite l’indifférence générale du public, auquel on annonce dans la presse la mort anecdotique de la « violoncelliste aux seins nus », Charlotte Moorman sera applaudie par ses collaborateurs fidèles et bon nombre des plus grands noms de l’art contemporain de l’époque.