Rencontre avec Frédéric Le Du, l'homme qui fait voir l’opéra aux personnes aveugles

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Rencontre avec Frédéric Le Du, l'homme qui fait voir l’opéra aux personnes aveugles

Par
Frédéric Le Du, fondateur d'Accès Culture et descripteur d'opéra.
Frédéric Le Du, fondateur d'Accès Culture et descripteur d'opéra.
- Anne Barthélémy

Frédéric Le Du a fondé l’association Accès Culture il y a 25 ans avec quatre autres personnes. Depuis, leur travail permet chaque année à 1900 personnes aveugles ou malvoyantes d’aller à l’opéra et de suivre l’intrigue grâce à l’audiodescription.

Comment rendre accessible l’opéra au plus grand nombre ? C’est la question que s’est posée Frédéric Le Du en 1993 lorsqu’il a décidé de créer l’association Accès Culture. Parti de rien, tout en s’inspirant des modèles existants pour le cinéma, ce Français a inventé l’audiodescription à l’opéra.  

Les personnes aveugles ou malvoyantes qui en bénéficient, selon les salles et les programmations, peuvent suivre l’intrigue de l’oeuvre grâce à un casque dans lequel sont diffusées plusieurs voix : le texte du livret, et des indications d’ordre scénique, narratives et des détails de la mise en scène.

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Rencontre avec cet ardent défenseur de l’accessibilité, amoureux d’opéra et tourné vers les autres.

France Musique : Comment êtes-vous passé d’assistant metteur en scène (vos débuts professionnels) à descripteur ? 

Frédéric Le Du : C'était une continuité assez logique. Comme assistant metteur en scène, je devais écrire des commentaires sur la mise en scène, ce qui permettait de tenir à jour un cahier auquel les comédiens et chanteurs pouvaient se référer pour retrouver tel ou tel mouvement. Même si je ne m'interdisais aucune longueur de phrase, aucune façon de rédiger, je prenais des notes de manière un peu informelle, je me suis aperçu qu'il y avait un métier derrière, celui de descripteur, à l’époque pour le cinéma, et que je pouvais le transposer au monde du spectacle. 

Vous travaillez aujourd’hui à destination des personnes aveugles ou non-voyantes et des personnes sourdes, malentendantes. Aviez-vous un lien avec le handicap pour vous engager dans cette voie ? 

Non, il y avait pour moi, et c'est encore le cas aujourd'hui, ce plaisir de rendre accessible un monde qui m'enchante : celui du spectacle, et de la culture. Il y a une population qui en est éloignée, donc ça m'a plu de pouvoir faire le lien entre ces deux mondes qui ne se rencontrent pas toujours. Il y a aussi un plaisir de spectateur, celui d’aller voir les spectacles et de les analyser. Parfois je perds un peu en spontanéité dans mes réactions car je vois la technique derrière la représentation, une méthode qu'il faut que je raconte aux aveugles. Mais c’est un plaisir sans fin de côtoyer chaque jour des artistes, de passer une semaine avec La Traviata puis la semaine suivante avec l'Oncle Vania, et avec les grands auteurs d'aujourd'hui. 

Le plaisir ne s'est pas éteint, j'essaye de le transmettre aux spectateurs.

Quelle est la spécificité de ce travail, notamment par rapport à celui d’assistant metteur en scène ? 

C'est un travail contraignant. Par rapport à l'assistant qui va prendre toutes les notes possibles un peu en vrac (entrées, sorties, accessoires etc.), le descripteur a un temps disponible limité qui est le silence du jeu, parfois très bref, et il doit trancher beaucoup de choses : quelle information prendre par rapport à une autre ? 

On priorise les informations en fonction de ce qui fait sens avec l’oeuvre.

Si on entend :  "Ah, tiens, tu viens d'arriver", la personne aveugle ne sait pas de qui on parle donc on doit dire qui vient d’arriver. Ou si ça réagit dans la salle, il faut raconter pourquoi : pourquoi le texte n'est pas drôle mais les spectateurs rigolent. Après il y a des couleurs, comme un peintre… On va essayer de préciser une intention de mise en scène, et réfléchir à quel moment il faut dire quelque chose d'essentiel, de technique, ou d'artistique.

Concrètement comment se traduit cette description, entre le livret et les indications ? 

Pour l'opéra, on traduit la partie projetée du sous-titrage qui s’affiche traditionnellement au-dessus de la scène, que ce soit en langue étrangère ou en français. Avant chaque partie chantée, au moment où apparaît le sous-titrage, on donne la phrase telle qu'elle est traduite. On essaye de plus en plus de reprendre les adaptations sous-titrées pour les rendre parfois un peu plus rapides et aussi un peu plus musicales, on s'inspire des versions chantées en français de certaines œuvres comme La Traviata. On enregistre avec différentes voix ces parties chantées : la voix de la Traviata sera dite par une voix féminine qui sera la même toute la durée de l'opéra. Et derrière on a un écho, une voix off (qui ne couvre évidemment pas la voix chantée) et qui vient s'insérer avant, parfois à l'intérieur du chant dans des petites pauses dans la partition, ou quand le chanteur reprend sa respiration… On glisse la phrase, ce qui permet de créer une sorte de dentelle, comme un calque qui vient se placer sur la partition, qui interagit avec elle, mais qui n'empêche pas la compréhension, ni l'écoute du spectacle. 

Les voix qui dictent les sous-titres ont-elles un ton ? Faites-vous appel à des comédiens et comédiennes ? 

Après plusieurs expériences, on s'est rendu compte que la voix du descripteur et les voix du doublage doivent être relativement neutres, clairement identifiables les unes des autres pour que l'on identifie bien les personnages, mais qu’il ne s'agit pas de jouer. Souvent ce qui est chanté est déjà assez éloquent en soi, pas besoin d'en remettre une couche. Ce n'est pas une version radiophonique avec des comédiens qui mettent leur âme dans le texte. 

Depuis la création d’Accès Culture, est-ce que d’autres ont suivi l’initiative ?

Pour l'opéra, je ne sais pas. Ceux qui s'y frottent doivent trouver des difficultés que nous avons rencontré au début comme savoir gérer les 1500 effets qu'on envoie sur un spectacle. Un effet représente une phrase d’audiodescription. Pour doubler et décrire un opéra, il faut être capable de synchroniser les 800 effets du sous-titrage, et les 300/400 effets de l'audio description. On a développé des outils, une technique, c'est un travail qui ne peut pas s'improviser et doit se faire de manière extrêmement rigoureuse pour qu'elle soit suffisamment riche, complète, fluide et parfaitement synchrone. Il y a beaucoup de paramètres qui peuvent rendre l'écoute laborieuse car vous faire murmurer 1500 petites phrases dans l'oreille d’une personne pendant l'écoute d'un opéra, cela peut être gênant. Pour éviter ça, il faut que ce soit fluide pour que le spectateur l'oublie. Et c'est ce que nous disent les aveugles à la fin des représentations : la voix ne dérange plus car au bout d'un moment c'est comme si c’était dans leurs pensées. Quand c’est bien fait, on en arrive là, les spectateurs oublient la voix et sont pris dans le spectacle. 

Arrivez-vous à trouver un public ? 

Il faut fidéliser ceux qui viennent et en trouver de nouveaux, donc on travaille beaucoup avec les écoles et avec le jeune public. Sur le public en situation de handicap, il y a un travail double, presque triple ! Il y a le handicap qui les éloigne du spectacle, les conditions sociales et économiques qui parfois se rajoutent, puis les difficultés de transport, de déplacements... Beaucoup d'éléments sur lesquels il faut travailler. L'audiodescription demande du travail mais ce n'est pas insurmontable. Il faut aussi arriver à convaincre les spectateurs, un par un, et leur donner envie de venir. 

Quel regard portent les metteurs en scène sur votre travail ? Êtes-vous en discussion avec eux ? 

Quand on a commencé il fallait inventer ce métier et savoir comment faire avec l'équipe artistique et technique... Comme c'était très nouveau et finalement pas forcément très intéressant pour ces équipes qui voyaient notre travail comme une expérience pour les minorités, personne n'est venu nous voir, personne ne nous a sollicité ou a demandé à mettre son nez là dedans. On a travaillé tranquillement dans notre coin et on s'en est toujours bien tiré comme ça. De temps en temps, des metteurs en scène ont voulu savoir ce qu'on écrivait sur leur spectacle et s'y sont intéressés, je pense à Peter Brooke notamment, mais ils ont été très peu nombreux car souvent très occupés par leur création et je pense qu'ils considèrent l’audio description comme quelque chose de très technique. Peut-être aussi qu’ils ne comprennent pas trop ce qui leur serait autorisé de faire dans notre travail car ce n’est pas une description artistique ni une interprétation.

On comprend les intentions et on tente de les transmettre pour guider les spectateurs pour qu'ils comprennent la couleur que veut transmettre le metteur en scène. Mais on ne fait pas un commentaire de texte sur le spectacle, c'est peut-être ça qui les éloignent de notre travail.