Roberto Alagna bloqué au Staatsoper : à Vienne, la soirée des attentats vécue par les musiciens
Par Aude GigerLundi 2 novembre, les attentats survenus dans la capitale autrichienne ont frappé la ville, à la veille du reconfinement. A l'opéra de Vienne, plus de mille personnes sont restées enfermées pendant une partie de la nuit.
Lundi 2 novembre, Vienne. Le pianiste Sélim Mazari souhaitait profiter de sa dernière soirée avant le confinement en se rendant au Staatsoper où se jouait l’ultime représentation, avant une mise en sommeil à durée indéterminée… Leoncavallo et Mascagni étaient à l’honneur.
Le public viennois une fois de plus avait très largement manifesté son attachement à l’opéra, la jauge était pleine, les dernières places vendues… et Sélim Mazari a dû se détourner de son projet initial pour passer la soirée au restaurant avec des amis.
L’émotion de la salle était toute particulière : le reconfinement de la culture est un choc, en Autriche particulièrement où celle-ci fait office de trésor national, salué par un poids économique significatif. Depuis deux mois, l’ opéra de Vienne a su mettre en place un plan de prévention permettant de présenter la saison telle qu’elle avait été prévue, selon les règles de distanciation ménagées pour le public : des productions comme Elektra ou Don Carlos ont su répondre aux promesses faites par la programmation, sans être remerciées au profit d’œuvres plus confidentielles. Une exception internationale dans la conjoncture actuelle.
Comme au confinement dernier, Roberto Alagna fermait l’opéra, cette fois-ci dans le rôle de Paillasse, tandis que son épouse Aleksandra Kurzak incarnait Nedda, sa femme dans le livret (une mise en abyme à l’argument dramatique, mêlant fiction et réalité…). Alors qu’elle donnait son grand air, le ténor reçoit le message d’un proche, à 21h28 : « un cousin m’a envoyé un sms me disant qu'il y avait une fusillade en ville. J’étais dans les coulisses, mais je n’ai rien dit à personne car la soirée était filmée… et je suis rentré sur scène pour chanter l’air dans lequel mon personnage, se sentant trahi, doit tout de même continuer le show en dépit de ce qui se passe à l’intérieur de lui. L’histoire a pris une dimension particulière et assez surréaliste ».
Installée dans la loge de la direction avec d’autres membres de l’opéra, Sarah Tysman, la directrice des études musicales chargée de l’encadrement de l’équipe des chefs de chant, prend à l’entracte la mesure des événements qui se jouent à l’extérieur des murs. Pourtant, la représentation se poursuit : la meilleure des solutions étant donnée la situation dans la ville. « Je n’ai pas pu apprécier complètement, mais je souhaitais être attentive, et observer les progrès des chanteurs dont c’était la deuxième représentation de la série. » Il y a toujours des jours avec et des jours sans : « nous avons eu quelques fausses notes, des imprécisions… ça n’était pas la meilleure soirée » et pourtant, le public a largement manifesté aux artistes sa gratitude dans un élan d’applaudissements, couronné par une standing ovation… avant que le directeur ne prenne la parole pour expliquer le contexte aux spectateurs : le 1er arrondissement de Vienne dans lequel se trouve l’opéra a été bouclé, les métros et taxis sont arrêtés, chacun doit rester sur place.
Le restaurant est rouvert, des couvertures sont mises à disposition pour les enfants du chœur, et le public est pris en charge dans le calme en attendant une évolution des directives. « J’ai spontanément pensé à demander un piano pour proposer un deuxième opéra : nous en avons beaucoup en stock en ce moment et sommes capables de les jouer immédiatement… », raconte Sarah Tysman. Entre temps, un quatuor s’était installé dans la fosse et interprétait le quatuor opus 76 n° 3 de Haydn pour distraire les gens.
Avant minuit, un métro est affrété pour évacuer les lieux ; une partie des spectateurs rejoint la bouche, sous la protection d’un cordon de police. Roberto Alagna et Alexandra Kurzak s’échappent un peu plus tard dans la nuit « nous sommes partis à 2h30 du matin, ramenés en voiture par un responsable du théâtre qui avait obtenu l’autorisation de passer. Je dois encore régler certaines choses à Vienne, puis je raccompagnerai mon épouse en Pologne avant de rejoindre Berlin si l’opéra m’appelle pour travailler ma prise de rôle dans Lohengrin... Même si le spectacle n’aura certainement pas lieu le mois prochain »
Le chanteur ne prend plus l’avion et réalise tous ses trajets en voiture pour diminuer les risques de contact afin de préserver les productions : une pression énorme qui s’applique désormais à toutes les distributions, menacées de suspension en cas de positivité d’un des membres au Covid. « La période est très difficile et stressante… », confie le ténor, testé tous les deux jours.
Mardi 3 novembre, Sarah Tysman est bien rentrée chez elle, ses collègues également (et certaines personnes après avoir passé la nuit sur place) : « nous n’avons pas été autorisés à travailler aujourd’hui, je ne sais pas quelle sera ma réaction en retournant à l’opéra où tant d’émotions nous ont pris lundi soir. Tout le monde avait déjà les nerfs très aiguisés à cause de la tension et des contraintes propres à la période ; c’est comme si toutes nos angoisses liées au virus depuis deux mois avaient été soufflées par quelque chose d’encore plus intense. »
Mardi 3 novembre, la journée du lendemain ressemblait à un dimanche un peu calme. « Les détracteurs de Vienne pourraient dire que cette ville est ennuyeuse : on a l’impression ici d’être hors du temps et de l’actualité… on vient de nous rappeler le contraire de manière assez brutale », souligne Sélim Mazari. Comme tous les jeunes musiciens, le pianiste vit une année difficile : « le début a été très enthousiasmant avec la sortie de mon disque, assorti de bonnes récompenses, mais je n’ai pas tellement eu l’occasion de le défendre et de jouer le programme pour transformer l’essai. Mon projet a été un petit peu amputé ; les cinq ou six concertos que je devais présenter avec orchestre ont tous été annulés… »
A Vienne où la vie musicale est particulièrement structurante, la fermeture de l’opéra est un événement lourd de sens. Sur la façade du bâtiment, se détachent en grosses lettres lumineuses « STUMM » (muet). Lundi soir, les portes de la maison se sont rabattues après une dernière nuit éprouvante, ponctuée par de très jolis moments de solidarité.