Rosalie Varda : « Jacques Demy et Michel Legrand étaient de grands enfants »

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Rosalie Varda : « Jacques Demy et Michel Legrand étaient de grands enfants »

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Rosalie Varda en avril 2019 à Paris.
Rosalie Varda en avril 2019 à Paris.
© Getty - Foc Kan

La Maison de la Radio consacre un week-end à l’oeuvre de Michel Legrand le 25 et 26 janvier. A cette occasion, Rosalie Varda, la fille des cinéastes Agnès Varda et Jacques Demy, se confie sur son parcours et ses souvenirs d’enfance.

La petite fille qui apparaît à la fin des Parapluies de Cherbourg, c’est elle. Rosalie Varda a grandi dans une famille particulière, celle qui a donné naissance à quelques chefs-d’oeuvres cinématographiques et musicaux, celle qui unissait les talents d’Agnès Varda (sa mère), de Jacques Demy (son père) et de Michel Legrand. 

À réécouter : Hommage à Michel Legrand
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A l’occasion de l’hommage donné à la Maison de la Radio, un an après la disparition de Michel Legrand, la fille d’Agnès Varda, Rosalie Varda, se confie, sur son enfance, son parcours, et la nécessité de faire vivre les films qui ont bercé sa jeunesse. 

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Ils jouaient comme des gamins.

France Musique : Quels sont vos premiers souvenirs d’enfance liés à Michel Legrand ?

Rosalie Varda :  Ce sont ceux de ma petite enfance, des souvenirs de famille. Il y avait Michel Legrand, mais aussi Christine sa femme et leurs deux enfants, Hervé qui a le même âge que moi, et Benjamin, un peu plus jeune. A l’époque, j’avais déjà l’impression de comprendre que Jacques et Michel étaient un peu des grands enfants. Chez eux, il y avait cette envie de jouer, de s'amuser, de ne pas basculer immédiatement dans le monde des adultes qui pourrait laisser penser qu'on n'a plus le droit d'avoir cette âme d'enfant. Ils travaillaient aussi très dur, Michel au piano, Jacques à l’écriture des chansons… Mais ils s’autorisaient souvent des petites récréations, notamment en jouant, et c’est assez connu comme anecdote mais oui, ils s’amusaient souvent autour d’un circuit de voitures électriques. Ils jouaient comme des gamins. 

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Une complicité amicale mais aussi artistique...

Oui, alors qu'ils ne venaient pas du tout du même monde. Michel venait d'un milieu musical, son père était chef d'orchestre, compositeur, il a été élevé, dès sa plus jeune enfance dans quelque chose d’assez sérieux, en passant par le conservatoire avec Nadia Boulanger qui a eu une grande influence sur lui. Il avait une culture musicale énorme. Jacques, de son côté, venait d'un milieu ouvrier, son père était garagiste, sa mère coiffeuse dans la cuisine et servait l'essence aux clients. Il avait ce désir de faire du cinéma, cet amour du cinéma, comme une sorte de vocation. Et tous les deux, ils ont trouvé un langage ensemble qui disait : "peut-on parler de choses sérieuses de façon légère ? Peut-on faire une musique légère, que l'on retient (Michel est un mélodiste rare) sur des textes doux-amer qui au fond traitent de sujets profonds ?" Par exemple, Les Parapluies de Cherbourg, figure comme l’un des rares films à cette époque sur la guerre d'Algérie, sur la destruction, les blessures de guerre, comment on revient sans être la même personne. C'est un thème dans les Parapluies qui me touche... 

Michel Legrand et Jacques Demy sur le tournage des Parapluies de Cherbourg, 1963.
Michel Legrand et Jacques Demy sur le tournage des Parapluies de Cherbourg, 1963.
- Léo Weisse © Ciné-Tamaris

Comme disait ma mère, on a l’impression qu’ils ont fait Peau d’âne en fumant une petite cigarette artistique.

Il y a aussi dans ces films des thèmes qui reviennent souvent.

Oui, comme le qu'en dira-t-on ou le fait d'être fille/mère. Un sujet qui me touche car quand Jacques a rencontré Agnès Varda, elle m'avait moi, elle n’était pas mariée. J’étais un enfant hors mariage. Jacques s'est toujours intéressé aux grands sujets de la fracture de la société : le monde ouvrier, le monde bourgeois, la province, Paris, et ce qui m'intéresse c'est comment ils ont fait ensemble ce chemin de création. Par exemple, il y a eu la période américaine : tous les deux ont été appelés aux États-Unis. Michel avait eu des nominations aux Oscars, et débutait une fabuleuse une carrière là-bas, il a enchaîné les succès, c’était 10 ans de gloire totale. Quant à Jacques, les studios américains l'ont appelé pour amener la french touch, la Nouvelle Vague, et son talent de poète cinéaste. Lui n’a pas eu de carrière véritable mais quand ils sont revenus tous les deux, ils avaient été transformés par un élément très important de la société américaine : la pop culture, la fin des années 60 qui a libéré les mœurs américaines et développé une culture magique, psychédélique. Or quand on voit Peau d'âne, c'est un film totalement psychédélique et inspiré de ce qui se passait aux USA à cette époque-là, avec des influences hippies basées sur une iconographie préraphaélite. Comme disait ma mère, on a l’impression qu’ils ont fait Peau d’âne en fumant une petite cigarette artistique. 

Est-ce que grandir dans cette enfance assez colorée et magique vous a aussi fait rester plus longtemps une enfant ?

Je ne crois pas que ce soit différent de grandir entourée de Jacques, Michel et les autres. Ce que je dis toujours, c'est que lorsque l’on est enfant, que l'on est élevé par des parents qui font tel ou tel métier, c'est difficile de comparer son enfance à celle des autres. Vous êtes dedans, et personnellement, je n'ai pas eu de complication à passer à l'âge adulte. Je sais juste que j’ai beaucoup souri, évidemment, et que Jacques me racontait beaucoup d'histoires de contes de fée, il aimait bien romancer les choses, il aimait inventer, il avait cet esprit très ludique. 

Agnès Varda, Rosalie Varda et Jacques Demy dans la cour rue Daguerre.
Agnès Varda, Rosalie Varda et Jacques Demy dans la cour rue Daguerre.
- © Succession Varda

Des histoires de contes de fée comme son célèbre Peau d'âne…

Oui, et ça ne m’a jamais étonné qu’il fasse ce film. Toute mon enfance je voulais me marier avec lui, il m’avait fait comprendre, devant ma mère, que ce n’était pas possible, mais il m’avait aussi dit : je vais en faire un film, je vais le raconter, tu vas voir ! On vit avec les films, et avec l'âge des films, je ne perçois pas Peau d'âne de la même manière aujourd'hui que quand j'avais 12 ans et j'ai compris les Parapluies de Cherbourg quand j'ai eu mon premier chagrin d'amour. Tout est influencé par notre propre parcours de vie. 

Vous aviez 10 ans sur le tournage de Peau d’âne, est-ce que c’est ce film qui vous a donné envie de devenir costumière ?

Inconsciemment oui. J'étais avec la costumière, dans ses jupes, tout le temps. Mais après, les choses viennent de façon naturelle : j'aimais la couleur, le dessin, les déguisements... Ce métier m’est arrivé sans effort, comme un chemin tracé. Ce qui a été un bouleversement dans ma vie, c’est ce moment où j’ai eu envie d'aider ma mère à faire ses œuvres, ses films, et participer à la restauration et numérisation du catalogue de Cine Tamaris [boîte de production des films d’Agnès Varda et Jacques Demy]. Maintenant je ne fais plus de costumes, je suis devenue productrice de cinéma. Mais c'est ça qui est merveilleux dans la vie aussi : heureusement qu'on ne sait pas ce qu'on va faire dans 40 ans ! Je pense que ma carrière est derrière moi, et je trouve que j'ai beaucoup de chance, j'ai passée ma vie dans un milieu artistique… Je me sens très privilégiée. 

Est-ce que parmi toute l’oeuvre de Michel Legrand, il y a une musique, une chanson qui vous tient plus à cœur qu’une autre ?

Je ne peux pas répondre à cette question... C'est comme quand on me demande quel est le film préféré de ma mère…. Je dis toujours que c'est comme quand vous avez une grande famille avec plein d’enfants : on ne peut pas choisir son préféré. Tout dépend donc du moment de sa vie, tout dépend de l'humeur dans laquelle vous êtes. Ce que je sais, c’est que, tant les films de ma mère, que les musiques de Michel Legrand, je les aime comme une totalité, comme une oeuvre d'artiste avec des choses qui sont plus réussies que d'autres, mais c’est ce que l’on doit accepter, comme un peintre, qu'il y ait des œuvres majeures et des œuvres mineures. 

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Votre mère disait souvent qu’elle arrivait à poser des frontières entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle dans son travail avec Jacques Demy. Est-ce que vous y parvenez aussi ? 

Je travaille trop, comme ma mère, c'est un vrai soucis pour tout le monde autour de moi, d’autant que je ne suis pratiquement jamais fatiguée. C'est signé Varda. De temps en temps ma famille me demande de me calmer un peu. Mais la difficulté c'est que j'aime ce que je fais, je suis vraiment totalement animée, ça me plait, j'aime l'idée de continuer à aider à ce que ce catalogue de films soit vu par le plus grand nombre, puisse être vu par des jeunes. L'éducation aux images, que ce soit par la télé, les réseaux sociaux, que ce soit du cinéma, de la photographie, de la peinture, du théâtre, est essentielle. On a besoin que les jeunes regardent une image et puissent la décrypter un peu mieux, soient plus agiles et plus attentifs.

Je crois vraiment au film de patrimoine, je ne dis pas 'ancien', parce que ça fait plus chic de dire patrimoine.

Faire vivre l’oeuvre de vos parents auprès du jeune public, c’est quelque chose dont vous parlez beaucoup...

Oui car je crois vraiment au film de patrimoine, je ne dis pas 'ancien' parce que ça fait plus chic de dire patrimoine. Je pense aussi qu'il y a besoin d'une ligne éditoriale, d'un accompagnement. Ce n'est pas vrai qu'il suffit de restaurer ces films et c'est fini. Je crois que nos petits disques dur avec nos jolis fichiers tout restaurés tout jolis, il faut les prendre, il faut les emmener et les montrer et en parler ! Il faut donner envie aux jeunes du désir de cinéma, du désir de comprendre une image, de se laisser emporter par la musique, par une histoire. Tout en acceptant, qu’aujourd’hui, les moyens de diffusion et la manière de voir les films ont muté, ont changé. Il faut aller chercher les jeunes. C'est à nous de le faire, c'est aux générations plus âgées d'aller les chercher. Il y a trop d'images dans nos sociétés. Vous imaginez aujourd'hui ? Toutes ces images ? Comment aller voir un vieux film dans tout ça ? 

- Jacques Demy, Agnès Varda, Michel Legrand, Catherine Deneuve et autres membres de l’équipe des Demoiselles de Rochefort, 1966.
- Jacques Demy, Agnès Varda, Michel Legrand, Catherine Deneuve et autres membres de l’équipe des Demoiselles de Rochefort, 1966.
- Hélène Jeanbrau © Ciné-Tamaris

Donc en plus d’être productrice, vous êtes aussi une passeuse auprès d’une jeune génération… 

En tout cas je continuerai d'aller présenter ces films, d'aller en parler, d'aller évoquer avec les jeunes leurs désirs de cinéma, à redire ce qu'Agnès disait toujours : les études c'est bien, mais passez à l'action, filmez, écrivez, écoutez, essayez de raconter, posez vous les bonnes questions sur qu'est-ce que c'est une image, qu'est-ce que c'est une image fixe, animée, le cadre, le hors cadre ! Et moi, même si je ne suis pas metteur en scène, j'essaye de leur dire de se lancer. Si vous avez vu un plan dans un film qui vous donne envie de faire du cinéma, allez-y ! Il y aura peu d'élus dans tout ça, on le sait, mais ce qui est important c’est d’avoir une génération qui pourra transmettre ces films là dans 30 ans quand on ne sera plus là.  

Il y aura trois grands concerts Michel Legrand à la Maison de la radio ce week-end… Quelle est la place de la musique dans votre vie aujourd’hui ?

Pas assez ! C’est ce que je me disais ce matin même... Parce que je travaille beaucoup, que je voyage beaucoup, qu'au bureau je ne mets pas de musique parce qu'on n'est pas une startup ! J'ai écouté quelques morceaux de Bach l'autre soir et je me disais : "Mon dieu que c'est beau". Maintenant, le week-end, je vais essayer d'en écouter, juste comme ça, un morceau de Schubert, des classiques. Parce que c'est pareil que les vieux films : la musique classique dépend de comment on l'écoute et de l’approche que l’on a avec elle. Il faut se battre pour la culture. C'est le chaos dehors, à notre porte, c'est le chaos autour des questions environnementales et ça me désespère. Donc je me dis qu'au milieu de tout ça il faut quand même que l'on préserve la culture.

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