Rostropovitch et la politique, jamais l’un sans l’autre
Par Léopold TobischQuinze ans après sa mort, Mstislav Rostropovitch incarne toujours une résistance musicale et politique pour la liberté d'expression artistique. Car l’histoire d'un des plus grands violoncellistes est intimement liée à l’histoire de la politique soviétique et européenne du XXe siècle.
Dès ses premiers concerts, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch marque son public par la musicalité, la force et la beauté de son jeu. Au cours de sa longue carrière, il élargit considérablement le répertoire de son instrument. Ses créations et commandes musicales, auprès de grands compositeurs dont Benjamin Britten, Henri Dutilleux, Witold Lutosławski et Olivier Messiaen, constituent aujourd’hui près d'un tiers du répertoire actuel pour violoncelle.
Il reçoit notamment les plus hautes distinctions de l'Union soviétique, dont les prix Lénine et Staline, et sera même nommé artiste du peuple. Au-delà de ses talents musicaux, Mstislav Rostropovitch est aussi une figure exemplaire de l’engagement politique sans compromis. Défenseur sans relâche de la liberté, il se précipite notamment à Berlin pour interpréter la musique de Bach devant le mur, deux jours après son ouverture le 9 novembre 1989.
Rostropovitch n'hésitera jamais à s’exprimer contre la politique de son pays lorsque celle-ci lui semble reprochable, mais cet engagement fera sans cesse basculer sa vie entre celle d’un musicien superstar internationale et celle d’un dissident soviétique persécuté.
Un engagement précoce
Des traumatismes de la Seconde Guerre mondiale, en passant par les luttes idéologiques de la guerre froide jusqu'à la nouvelle politique soviétique des années 1980, surnommée « Glasnost », la vie de Mstislav Rostropovitch est inextricablement liée à la vie politique de son pays et du XXe siècle, et ce dès ses études.
Inscrit au conservatoire de Moscou, Rostropovitch affirme déjà son engagement en 1948 en montrant un soutien rare pour son professeur Dmitri Chostakovitch, compositeur alors dans la ligne de mire du régime soviétique et abandonné par nombreux de ses collègues. En réaction contre le harcèlement que subit son professeur, « l'homme le plus important de ma vie, après mon père » affirme-t-il au New York Times en 2006, Rostropovitch décide de quitter le conservatoire à l’âge de 21 ans.
Il fait également passer vers l'Occident de manière clandestine le manuscrit de la Symphonie no.13 de Chostakovitch après l’interdiction en 1962 de sa représentation par les autorités communistes : le nom de l'œuvre Babi Yar s’inspire d'un poème du poète Yevgeny Yevtushenko, critiquant l'indifférence soviétique face au massacre nazi des Juifs de Kiev en septembre 1941.
En 1970, il déclare son soutien à l'écrivain dissident et lauréat du prix Nobel, Alexandre Soljenitsyne. Malgré les conséquences, il décide même d’héberger le romancier dissident et d’envoyer une lettre de protestation au journal d'État Pravda en 1970 :
« Expliquez-moi, s'il vous plaît, pourquoi dans notre littérature et notre art, des gens absolument incompétents dans ce domaine ont si souvent le dernier mot […]. Chaque homme doit avoir le droit de penser sans crainte et d'exprimer son opinion sur ce qu'il sait, ce qu'il a personnellement pensé et vécu, et non pas simplement d'exprimer avec des variations légèrement différentes l'opinion qui lui a été inculquée. »
Le journal ne publie pas la lettre, mais elle sera néanmoins reprise dans la presse étrangère. Rostropovitch se retrouve alors du mauvais côté du régime soviétique. La protection relative dont il jouissait en tant que membre de l'élite artistique disparait presque instantanément. Son autorisation de voyager à l'étranger est révoquée et ses dates de concerts nationaux se font rares.
Quitter l’URSS
Après plusieurs années de harcèlement politique et de restrictions artistiques, Rostropovitch décide de quitter l'Union soviétique avec sa femme, la soprano Galina Vishnevskaya. Le sénateur américain Edward M. Kennedy parvient à convaincre les autorités soviétiques d’accorder au couple un visa de sortie d’une durée de deux ans.
Dès leur arrivée à Londres, le violoncelliste est submergé d'invitations à jouer avec les orchestres du monde entier et se voit accueilli à bras ouverts aux Etats-Unis, notamment par le National Symphony Orchestra de Washington, D.C.. Les débuts acclamés de Rostropovitch à la tête de l’ensemble mènent rapidement à sa nomination en tant que directeur musical en 1977, poste qu’il occupera pendant 17 ans.
Rostropovitch fait de l'Orchestre symphonique national de Washington D.C. son orchestre de prédilection, mais il est l’invité régulier de nombreux autres orchestres à travers le monde, dont à Berlin et à Londres. Si les nouvelles sont bonnes aux Etats-Unis, c’est loin d’être le cas en Russie. Accusé d'avoir donné des concerts dont les revenus auraient servi à financer des organisations antisoviétiques, Rostropovitch est officiellement dénoncé par l'Union soviétique le 15 mars 1978. Il est qualifié avec sa femme de « dégénéré idéologique », leur citoyenneté est officiellement annulée et ils sont interdits de retourner dans leur pays d'origine.
En URSS, Rostropovitch devient un sujet tabou, et l'on cherche à effacer sa trace. Un archiviste soviétique anonyme parvient néanmoins à cacher l'enregistrement historique de 1966 du deuxième concerto pour violoncelle de Chostakovitch dans une boîte mal étiquetée. La bande originale, qui montre le violoncelliste à son apogée, n'est redécouverte que dans les années 1990 après l'effondrement de l'Union soviétique.
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Retour en URSS
Rostropovitch ne sera autorisé à retourner en Russie qu’en janvier 1990, lors du nouveau climat soviétique d’ouverture sociale surnommé « Glasnost ». Les autorités soviétiques, alors sous Mikhaïl Gorbatchev, décident de restituer à Rostropovitch la citoyenneté russe et les prix musicaux qui lui avaient été retirés. Rostropovitch se réjouit de retrouver son pays, mais son engagement politique en son propre pays n’est pas encore terminé.
En août 1991, un groupe de hauts responsables conservateurs du Parti communiste cherche à s'emparer du pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, figure politique controversée qui avait tenté de sauver l'empire soviétique grâce à ses réformes de la « perestroïka ». Mais les putschistes sont vaincus seulement quelques jours plus tard lorsqu’une foule se rassemble autour du bâtiment parlementaire à Moscou pour le défendre contre un rassemblement de chars et soutenir le mouvement pro-démocratique de Boris Eltsine.
Lorsque Rostropovitch prend connaissance du putsch alors en cours, il quitte subitement Paris pour se rendre à Moscou et se tenir aux côtés de son ami Eltsine. Il parvient, par sa simple présence, à calmer les foules et à empêcher une invasion probablement sanglante du bâtiment parlementaire. « Il n'y a pas eu d'assaut contre le bâtiment du parlement pour une raison : parce que tu étais avec nous », déclare alors un jeune russe à Rostropovitch, cité par le London Sunday Times.
Un engagement sans frontières
L’engagement politique de Rostropovich ne se limite pas à son pays natal. En 1990, il parait devant un comité du sénat des Etats-Unis pour témoigner contre une réduction du National Endowment for the Arts, bourse américaine dédiée à la culture. Il compare notamment les restrictions de l'aide fédérale aux arts à la censure soviétique des écrivains, des artistes et des compositeurs : « J'ai été victime de censure - à la fois en tant que musicien et en tant que personne Il y a maintenant une guerre menée avec succès en Union soviétique contre la censure. Les gens ont finalement compris que la censure mène à la mort du progrès intellectuel », a-t-il alors déclaré.
De Moscou à Washington en passant par Berlin, Londres et Prague, l’engagement politique de Rostropovitch fera de lui une figure internationale de la lutte contre l’oppression morale et de la défense de la liberté. Mais après près de 40 ans d’engagement politique, c’est l’art musical qu’il cherche avant tout à protéger, et c’est pour la liberté musicale qu’il ne cesse de risquer sa vie :
« Un jour, la musique ne sera que de la musique. […] Trop de mensonges ont été proférés par un gouvernement de menteurs, et trop de ces mensonges se sont retrouvés dans ce que les gens ont entendu dans la musique de Chostakovitch. […] La musique fait partie de l'histoire, et les leçons de notre histoire ne peuvent être séparées de notre plus grande musique. Mais peut-être que bientôt, nous pourrons enfin nous sentir libres juste pour aimer la musique, » avoue-t-il au San Francisco Chronicle en 1999.