Scandale dans la vente aux enchères de manuscrits de compositeurs vivants
Par Clément BuzalkaL'ancien propriétaire d'une maison d’édition parisienne a récemment mis en vente plusieurs dizaines de manuscrits cédés gracieusement il y a de nombreuses années par des compositeurs pour gravure. Des enchères loin d’être du goût des auteurs, qui n’ont même pas été prévenus.
Depuis quelques jours, c’est l’enchère à la stupéfaction parmi les compositeurs contemporains. En cause, une vente de plus de 200 partitions et manuscrits par l'ancien propriétaire d'une maison d’édition parisienne, organisée mardi 12 octobre, face à l’opéra-Comique, à Paris, à la maison Ader. Le commissaire priseur écoule d’abord des lettres, des autographes, des partitions anciennes. Le catalogue est prestigieux, de Bach à Bizet, en passant par Debussy ou Berlioz, les grands noms de la musique font grimper les estimations des pièces à plusieurs milliers d’euros. Le célèbre portrait de Debussy par Jacques-Emile Blanche, propriété de la famille Jobert, fait également partie des pièces proposées à la vente. Il est finalement préempté par le Musée de la Musique, et restera donc en France.
Viennent ensuite des manuscrits musicaux, les originaux de très nombreuses pièces contemporaines. Avant la numérisation de l’édition musicale, les compositeurs rédigeaient directement sur des partitions calques, ensuite gravées par les maisons d’édition. Des milliers de feuillets sont proposés à la vente, comme en atteste le catalogue des enchères. Toutes ces œuvres proviennent historiquement du fonds de la maison Jobert - un établissement racheté en 2007 par la maison Lemoine, mais dont les héritiers, tel que Tristan de Céleyran, ont conservé les droits. Seulement, parmi ces pièces, la majorité sont de la main d’artistes encore en vie, et donc encore attachés à leurs créations.
Des œuvres cédées gracieusement, vendues très cher
Pourtant, avant la vente, pas compositeur n’a été informé que leurs compositions allaient disparaître des radars, vendues parfois à des anonymes. Alain Bancquart, compositeur à la retraite depuis 26 ans, a été prévenu par hasard par un ami, a posteriori, que plus de vingt de ses manuscrits musicaux avaient été proposés à la vente. « J’ai composé ces œuvres il y a plus de 40 ou 50 ans, raconte Bancquart, âgé aujourd’hui de 87 ans. L’éditeur à qui je les avais confiées à l’époque ne m’a pas prévenu. Je n’avais même pas la possibilité de racheter mes propres créations, tout simplement parce que je ne savais pas qu’elles seraient vendues. »
Alain Bancquart n’est pas le seul aujourd’hui à s’émouvoir de cette vente. Durant ces enchères de nombreux lots de la main de Philippe Boesmans étaient par exemple vendus séparément, mais une offre globale, proposée d'après nos informations par la Bibliothèque royale de Belgique, a permis de récupérer l’intégralité du fonds, lui permettant ainsi de ne pas voler en éclats. Le compositeur Pascal Dusapin, lui, a eu écho de cette vente en amont. Dans la précipitation, et pour récupérer ses manuscrits, il a retrouvé ses contrats, signés en 1979 avec la maison Jobert. Pour lui, comme pour tous les autres, une clause particulière, passée inaperçue à l’époque, lui a sauté aux yeux : le compositeur s’engage à céder gracieusement ses manuscrits à la maison d’édition, qui devient de fait la propriétaire de l’exploitation de l’œuvre, mais également de sa valeur patrimoniale.
« Je suis entré en contact avec Tristan de Céleyran, raconte Pascal Dusapin, car selon moi, j’avais signé avec un éditeur et je me retrouve vendu par un particulier, l’ayant droit, qui a conservé les manuscrits. » En effet, quand Tristan de Céleyran s’est séparé de la maison Jobert - fondée par son arrière-grand-père - au profit des éditions Lemoine, ces dernières n’ont pas voulu acquérir la valeur patrimoniale des œuvres. « J’ai dû conserver tous ces manuscrits chez moi, depuis 14 ans, plaide Tristan de Céleyran, aujourd’hui gérant de sociétés extérieures au milieu musical. Pendant ce temps, je n’ai eu d’appels de personne, d’aucun compositeur désireux de récupérer ses manuscrits. »
La profession émue, se sent trahie
Bien avant la vente de ce mardi 12 octobre, il y a plusieurs mois, Tristan de Céleyran nous assure qu’il a tenté de céder ce fonds patrimonial à la BNF, « mais ils m’ont tout rendu », se défend l’homme d’affaires. Mathias Auclair, le directeur du département de la musique à la Bibliothèque nationale de France précise : « M. de Céleyran en voulait plusieurs centaines de milliers d’euros. Il nous était tout bonnement impossible, pour des raisons budgétaires, de faire une telle acquisition pour si cher. »
C’est ainsi que Tristan de Céleyran s’est décidé à vendre ce stock aux enchères, « ou à les restituer aux compositeurs qui le souhaitaient, contre la valeur de conservation », nous explique-t-il, assurant que ces partitions représentaient plusieurs mètres cubes et nécessitaient des efforts de conservation particuliers.
Des arguments que Pascal Dusapin a donc dû négocier, afin de reprendre possession de ses manuscrits, datant de ses débuts dans le métier. Le compositeur s’est résolu à racheter ses propres partitions :« Je trouve cela dégueulasse, témoigne-t-il aujourd’hui. Il est évident que le droit n’était pas de mon côté, si on s’en tient aux termes du contrat. Mais pour moi, on n’est pas dans le droit, mais dans la morale. Cela me serrait le cœur de voir cette partie de mon histoire vendue. »
« De se dire qu’un éditeur peut se faire autant d’argent sur des manuscrits, destinés à la base seulement à la reproduction pour gravure et que l’auteur n’en perçoit aucun bénéfice, c’est gênant », insiste Adrien Trybucki, compositeur et vice-président du syndicat des compositeurs de musique contemporaine. Comme tous ses confrères, il est stupéfait du commerce réalisé sur la base de la clause dépossédant les compositeurs de la valeur patrimoniale de leur manuscrit. « Heureusement, aujourd’hui, cette clause est généralement rayée dans les contrats, tout simplement car peu de compositeurs fournissent encore des manuscrits », relativise Adrien Trybucki.
Mais pourquoi cette situation n’alerte-t-elle qu’aujourd’hui, alors que cette clause existe depuis des décennies ? Selon les compositeurs que nous avons contacté, l’émotion qui a éclaté ces derniers jours est tout simplement due au fait que ce type de vente est très rare. « Je n’ai jamais vu une situation pareille ! », s’exclame Pascal Dusapin. « Aucun éditeur n’a eu la grossièreté de faire ça », renchérit Alain Bancquart, « scandalisé » de savoir qu’il va peut-être perdre toute trace de ses manuscrits vendus.
La colère de l’épouse Dusapin dans la salle des ventes
Même si cette vente n'est en rien illégale, au regard strict du droit, c’est bien la question éthique qui émeut la profession. « Cela ne me fait ni chaud ni froid », nous souffle Tristan de Céleyran, qui réitère ses arguments de légalité et de commerce. Ce « procédé léger et grossier » reste en revanche en travers de la gorge du compositeur Alain Bancquart. Tout comme la recette des ventes, dont il ne percevra aucun centime : « Je suis extrêmement surpris du prix auquel on a vendu ces manuscrits. Jamais ces œuvres ne m’ont rapporté autant en droits d’auteur », soupire-t-il.
Comme lui, beaucoup ont eu le sentiment d’avoir été trahis et spoliés. Durant la vente aux enchères, dans la salle, Florence Dusapin, l’épouse du compositeur, n’a pas pu retenir sa colère : « cette vente est inique, c'est un scandale, vous volez les compositeurs ! », s’est-elle emportée. Présent également dans la salle, un collaborateur de Radio France a constaté que peu de lots mis en vente ont trouvé acquéreur. Seuls 10 à 15 % des pièces ont en réalité été achetées. Que vont devenir les manuscrits invendus ? Pour l’heure, Tristan de Céleyran nous précise qu’il les conserve, en attendant de trouver preneur.