
A la tête des Ballets Russes dès 1909, Serge de Diaghilev est l’une des plus grandes figures de la culture européenne. Mais comment le fils d’un distillateur de vodka est-il arrivé à conquérir l’Europe ?
150 ans après la naissance de Serge de Diaghilev le 31 mars 1872, son influence n’est pas moins imposante, bien au contraire. Fondateur et directeur de la plus prestigieuse troupe de danse, les Ballets Russes, il s’inscrit de manière permanente à la fois dans l’histoire de la danse, de la musique et de l’art.
Diaghilev fit du ballet un art moderne et audacieux, véritable révolution musicale, théâtrale et artistique. Mais sa grandeur ne se résume pas à cela : les années des Ballets Russes (1909 à 1929) et ses créations révolutionnaires ne peuvent éclipser la force de Diaghilev à cultiver et nourrir les plus grands artistes du début du XXe siècle et à les réunir dans une nouvelle synthèse artistique révolutionnaire.
Comment le fils d’un distillateur de vodka russe s’est-il construit et réinventé pour devenir l’un des pionniers les plus influents de l'art moderne en Europe ?
Diaghilev l’impresario en herbe
Serge de Diaghilev se consacre d’abord aux mondes la musique et de l'art. Mais pour la musique, le compositeur Nikolai Rimsky-Korsakov met rapidement fin aux espoirs de Diaghilev, lui conseillant de poursuivre une autre carrière.
Il profite de ses années d'études pour explorer le monde et découvrir de nouveaux intérêts et se lance dans une tournée d’Europe, visitant les théâtres et les musées de Paris, Rome et Venise, villes dans lesquelles il reviendra plus tard.
Il rejoint également cercle d'amateurs d'art intellectuels parmi lesquels se trouvent les artistes Alexandre Benois et Léon Bakst, tous réunis par leur amour des arts et par leur frustration de la critique d'art de l'époque.
Dès 1896, Diaghilev s’impose en Russie en tant que critique, organisateur d'expositions, éditeur et historien de l'art. Deux ans plus tard il assiste à la fondation du journal Mir Iskousstva [le Monde de l'art], avec le soutien financier d'une grande mécène, la princesse Maria Tenisheva. La publication prône un renouvellement de l'art russe en synthétisant plusieurs formes artistiques dont le théâtre, l’art et la littérature.
A travers ses textes dans Mir iskusstva et les expositions qu'il organise, Serge de Diaghilev devient rapidement une figure majeure de l'art russe et l'un de ses chroniqueurs les plus importants et respectés.
« Je suis d'abord un grand charlatan, quoique avec du flair »
Forger son réseau
« Je suis d'abord un grand charlatan, quoique avec du flair ; deuxièmement, je suis un grand charmeur ; troisièmement, j'ai beaucoup de culot; quatrièmement, je suis un homme avec beaucoup de logique et peu de principes ; et cinquièmement, je pense que je manque de talent; mais si vous voulez, je pense avoir trouvé ma vraie vocation : le mécénat des arts. Tout m'a été donné sauf l'argent – mais ça viendra » écrit Diaghilev à sa belle-mère durant l’été de 1895.
De ses propres mots, Diaghilev est un homme avec du flair, du charme, du culot et sans scrupules. Un homme « à la fois terrible et charmant » selon Debussy, « aimable, mais une personne horrible » selon Satie. Peu importe l’avis des autres, Diaghilev se servira de son charme pour faire avancer ses projets. En Russie comme en France, Serge de Diaghilev se rapproche des cercles intimes de la noblesse ainsi que des réseaux artistiques et culturels exclusifs.
Diaghilev parviendra toujours à trouver de nouveaux financiers pour ses productions artistiques, car tout bon impresario a besoin d’argent et d’un grand réseau. Il passera ainsi sa vie à la poursuite de l’argent, ou à fuir ses créanciers lorsque rembourses ses dettes lui devient impossible.
Son homosexualité assumée lui ouvre autant de portes qu’elle ne lui en ferme : l’écrivain Nicolas Nabokov dira de Diaghilev « "il fut sans doute le premier grand homosexuel qui s'est affirmé et a été accepté comme tel par la société ». En France, il se rapproche du poète Robert de Montesquiou, de Marcel Proust et de Jean Cocteau. Il fait également la rencontre de la Comtesse Greffulhe, dame de la haute noblesse française qui fait entrer Diaghilev dans les plus hautes sphères de la société parisienne.
Une vision artistique globale
Alors que la carrière de Diaghilev en tant qu’impresario trouve moins de soutien en Russie, en raison de son embourgeoisement européen, de son homosexualité assumée et de l’instabilité politique russe, il trouve en Europe, et surtout à Paris, un terrain fertile dans lequel faire germer ses idées et ses talents russes fraichement dénichés.
Les productions de Diaghilev assouvissent les désirs d’un exotisme lointain, et suscitent un succès immense pour Diaghilev. Ce dernier considère la promotion de l'art russe en Europe comme sa raison d’être, et contribue au prestige de la culture russe au début du XXe siècle.
En l'espace de trois ans, de 1906 à 1908, il organise à Paris une immense exposition d'art russe au Grand Palais, une série de concerts de musique russe et une mise en scène de Boris Godounov à l’Opéra Garnier, dans un style ouvertement russe.
Mais c'est avec la danse que Diaghilev change l’histoire de la culture européenne du XXe siècle. A l’instar du Gesamtkunstwerk de Richard Wagner, l’œuvre d’art totale réunissant toutes les disciplines artistiques, Diaghilev voit dans l’art de la danse un carrefour où se croisent la sculpture, l'espace, la musique, le mouvement, la peinture, le design, le sexe et la mort. Le résultat est une création noble et ambitieuse, véritable synthèse artistique.
En 1909, il présente sa première « Saison Russe » au théâtre du Châtelet avec sa troupe d’artistes qu’il nommera l’année suivant « Ballets Russes ». Le succès est immédiat, et la suite appartient à l’histoire.