« Stokowski shift », une révolution dans l'histoire de l'orchestre

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« Stokowski shift », une révolution dans l'histoire de l'orchestre

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Leopold Stokowski, créateur de l'orchestre moderne ?
Leopold Stokowski, créateur de l'orchestre moderne ?
© Getty - Transcendental Graphics

Jusqu’au début du XXe siècle, la disposition instrumentale des orchestres était très différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Ce changement intervient avec le « Stokowski shift », implémenté par Leopold Stokowski.

Il existe une configuration traditionnelle de l’orchestre largement acceptée : les violons à gauche du chef d'orchestre, les altos au centre et les violoncelles et les contrebasses à droite, avec les vents et la percussion derrière.

Mais cet arrangement « traditionnel » de l’orchestre tel que nous le connaissons aujourd’hui ne date que d'un siècle seulement, et est le fruit d'une reconfiguration radicale de l'orchestre par le célèbre chef d’orchestre Leopold Stokowski.

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L’orchestre pré-Stokowski

Aux XVIIIe et XIXe siècles, les premiers et seconds violons ne sont pas regroupés à la gauche de la scène mais plutôt placés l’un en face de l’autre, à gauche et à droite, avec les cordes basses au milieu. Cette disposition permet de créer une antiphonie musicale entre les deux groupes de violons, technique surtout exploitée par Joseph Haydn au début du XVIIIe siècle.

En effet, une grande partie de ses œuvres pour orchestre mettent en avant une antiphonie entre les violons, conversation musicale par laquelle les premiers et seconds violons dialoguent. Un effet « stéréo » que l’on peut retrouver dans les œuvres d’innombrables compositeurs, dont  Mozart, Beethoven, Brahms, Tchaïkovsky, Elgar et Mahler.

Malgré les nombreuses évolutions que subit l'orchestre au cours du XIXe siècle, cette disposition reste quasiment inchangée jusqu’au début du XXe siècle. Les plans de scène des plus grandes salles, dont le Leipzig Gewandhaus, les Philharmonies de Berlin et de New York, et l’Orchestre de Philadelphia indiquent tous un placement séparé des violons afin d’exploiter cet effet antiphonique.

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Le « Stokowski shift »

Souffle alors au début du XXe siècle un vent de changement du nom de Leopold Stokowski. Le chef d’orchestre britannique, alors à la tête de l'Orchestre de Philadelphie aux Etats-Unis, propose un changement considérable : placer les vents devant les cordes, et les contrebasses au fond de la salle. La radicalité de son idée ne manquera pas d’interpeler la presse nationale américaine :

« Expérimenter avec la disposition de l'orchestre est une vieille histoire, mais de telles expériences ont généralement été menées de telle manière que les traditions de base n'ont pas été perturbées […] En comparaison de ces changements conservateurs, l'action de M. Stokowski est aussi radicale que celle d'un entraîneur de football qui déciderait de placer toute sa ligne de défense légèrement en avant de la ligne d’attaque » écrit le Chicago Tribune le 24 mars 1940.

La nouvelle disposition radicale de l'orchestre de Leopold Stokowski
La nouvelle disposition radicale de l'orchestre de Leopold Stokowski
- The Chicago Tribune

L’idée de Stokowski met en valeur la famille des bois, moins nombreuse et d’un timbre plus doux que le reste de l'orchestre. L’acoustique est rééquilibrée, et cela permet de mieux exposer les instruments à vent que le public connait moins.  Mais le comité de direction de l’orchestre craint que cette mise en avant des vents, dont certains comme les trombones sont moins sollicités que les cordes au cours d’une œuvre, ne donne une image oisive aux yeux du public et des donateurs.

Stokowski n'abandonne pas son idée de trouver la disposition parfaite pour son orchestre. Il décide de regrouper les violons à sa gauche, et de décliner la famille des cordes des plus aigus aux plus graves, de gauche à droite, afin de permettre aux musiciens de mieux pouvoir s’entendre ainsi que de mieux étaler les timbres des cordes.

Cette nouvelle disposition ne sera pas acceptée du jour au lendemain, et certains pays se montrent réticents à l’idée de changer leurs configurations orchestrales, dont l’Allemagne et l’Autriche. Cependant, cette nouvelle disposition,  surnommée le « Stokowski Shift » [le « virage Stokowski »], gagne progressivement en influence et parvient à séduire les autres orchestres américains ainsi que les orchestres britanniques.

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L’impact du « shift »

Un tel changement dans la disposition des musiciens de l’orchestre n’est pas anodin. Le « Stokowski Shift » se fait également ressentir dans les nouvelles œuvres orchestrales, lorsque les compositeurs s'attaquent à cette configuration orchestrale. La Symphonie n°5 de  Dimitri Chostakovitch, par exemple, divise les violons en trois voix distinctes, ce qui est impossible à réaliser si les premiers et seconds ne sont pas regroupés en une seule force sonore.

Alors que les symphonies des maîtres du passé mettent en avant un dialogue musical antiphonique entre les violons, le rapprochement des violons en une seule masse sonore change les rôles accordés aux voix aigues des cordes.

Les violons passent à une forme d’écriture unie, où les seconds violons sont désormais souvent chargés de soutenir les premiers de façon harmonique et sonore. Les œuvres orchestrales des plus grands compositeurs de l’époque, dont Rachmaninov, Chostakovitch, Stravinsky et Copland, suivent clairement cette nouvelle disposition sonore.

Cependant, un compromis est adopté par certains orchestres qui souhaitent maintenir le rassemblement des violons du « Stokowski Shift » tout en inversant la disposition des cordes basses. Ils placent alors les altos à droite du chef et les violoncelles au milieu, afin de centraliser la puissance grave du son. Courante en Allemagne et en Autriche au cours du XXe siècle, cette disposition est toujours utilisée aujourd’hui entre autres par l'Orchestre philharmonique de Berlin et l'Orchestre de Cleveland.

Si le « Stokowski Shift » s'est enraciné dans l'orchestre moderne, il ne doit pas réécrire l'histoire de la musique. Les œuvres symphoniques des XVIIIe et XIXe siècles profitent incontestablement d'une pensée antiphonique parmi les violons. Afin de mettre en évidence ces caractéristiques, il serait ainsi nécessaire, selon les œuvres programmées, de séparer les violons en deux sections différentes, afin de faire ressortir ces caractéristiques.

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