Ukraine : le monde de la musique réagit à la guerre en Europe
Par Clément Buzalka
Depuis l’invasion russe en Ukraine, jeudi 24 février au matin, la stupéfaction et la colère se font sentir, notamment sur les réseaux sociaux, où de nombreux musiciens et personnalités du monde de la musique ont pris la parole pour dénoncer l’attaque de Poutine.
Le chef d’orchestre Semyon Bychkov était ce jeudi, quelques heures après la déclaration de guerre du président russe Vladimir Poutine à l’Ukraine, le premier grand nom de la musique à prendre la parole publiquement. Né à Saint-Pétersbourg en 1952, le maestro, qui a débuté sa carrière au Conservatoire de la ville russe, s’est montré particulièrement virulent à l’égard de la politique russe.
Sur le site de la Philharmonie tchèque qu’il dirige, Bychkov a dénoncé « l’attaque de la Russie contre l’Ukraine et les mensonges qui sont répandus à son sujet ». Le chef d’orchestre en appelle au rapide retour de la paix : « Nous ne devons pas rester silencieux et regarder l’histoire se répéter comme en 1956, 1968 et au-delà. Les porteurs de mort et de destruction doivent être tenus pour responsables et rejetés. » Une référence historique aux invasions soviétiques de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie. En 1956 et 1968, l’insurrection de Budapest et le Printemps de Prague étaient réprimés dans le sang par l’Armée rouge.
Des artistes ukrainiens et russes main dans la main
Autre Russe à prendre la parole, le pianiste Alexander Melnikov, natif de Moscou, a pris la parole devant son public, lors d’un concert à Bochum, en Allemagne, ce jeudi soir. « Notre civilisation est en mauvais état, a-t-il martelé*. Nous avons tous nos lignes rouges. Le début d'une guerre doit être la plus rouge de toutes les lignes rouges pour tout le monde. Bien sûr, moi et bien des millions d'autres Russes n'avons rien à voir avec cette guerre. Certes, je n'y ai pas vécu pendant de nombreuses années et je n'ai évidemment jamais voté pour Poutine ou son parti. Cependant, je suis furieux contre eux de me faire sentir coupable d'être Russe. »*
« Je me sens responsable de cette guerre. Ni moi ni mes compatriotes n’avons fait assez pour l’arrêter. Voilà ce qui se passe maintenant que nous sommes tous assis ici, dans cette salle de concert : des gens meurent dans une guerre criminelle, sans raison. » - Alexander Melnikov, à Berlin, le 24 février 2022
Une culture « en danger de mort »
Fondatrice, cheffe d'orchestre et directrice artistique de l'Orchestre symphonique des jeunes d'Ukraine, Oksana Lyniv est engagée depuis des années dans le développement de la musique classique en Ukraine. Elle a d’ailleurs été nommée ambassadrice honoraire de la ville de Lviv en plus de nombreux prix dans le pays. Elle ne cache pas son amertume envers la Russie, au lendemain du début de l’attaque militaire menée sur le sol ukrainien. « Maintenant, les véritables intentions de Poutine sont devenues claires et ouvertes : anéantir un État indépendant, une nation avec sa propre culture, sa langue, son histoire, ses artistes, son identité, indique Oksana Lyniv dans un communiqué. Notre développement en tant qu'État européen, sur lequel nous travaillons depuis 30 ans depuis l'indépendance et pour lequel nous avons déjà payé un prix élevé avec la révolution de Maïdan, est maintenant en danger de mort. »
« Le monde voit enfin le vrai visage de la Russie - hélas, loin d'être idéal en tant que pays d'art et d'humanisme, un pays cynique de tromperie et de violence. » - Oksana Lyniv
La cheffe ukrainienne, à la tête de l'Orchestre symphonique des jeunes d'Ukraine, qui réunit les jeunes de 12 à 22 ans de 32 villes du pays, appelle les dirigeants occidentaux à défendre l’Ukraine, pour préserver sa population, ses valeurs, et sa culture.
Exils et démissions
La veille de l’invasion russe en Ukraine, Anna Stavychenko, la directrice de l’orchestre symphonique de Kiev, décrivait « un état de stress permanent », lors d’une interview avec VAN Magazine, spécialisé dans le traitement de la musique classique. Alors que beaucoup de musiciens ukrainiens avaient commencé à émigrer -et ce depuis plusieurs années-, Anna Stavychenko préparait la mise à l’abri de sa famille, en cas d’attaque. « Un collègue de l'orchestre a eu la gentillesse de nous offrir, à moi et à mes parents, un abri à la campagne », témoigne-t-elle.
Durant l’échange avec Hartmut Welscher, elle regrette la guerre et ses effets sur les relations entre artistes des deux pays. « Je n'ai plus aucun contact avec beaucoup de mes amis musiciens qui vivent encore en Russie, souligne-t-elle. C'est comme ça depuis l'occupation de la Crimée, puis du Donbass. Ce n'était pas une question de principe, c'était juste un si grand choc que je ne savais pas comment leur parler. Surtout ceux qui ne montraient aucun remords. Certains se sont excusés pour les actions de la Russie, et c'était bien. Mais pour ceux qui ne l'ont pas fait, je ne voyais pas comment nous allions pouvoir continuer à être amis. Alors nous avons simplement arrêté. Je n'ai plus vraiment d'amis en Russie. »
Ce sont justement les remords qui ont poussé, ce jeudi 24 février, la directrice du Théâtre national Vsevolod Meyerhold de Moscou à démissionner de ses fonctions. Elena Kovalskaya, dans une déclaration, s’en est pris au président Poutine et à sa déclaration de guerre : « il m’est impossible de travailler pour un meurtrier et de recevoir un salaire de lui ». Kovalskaya a tout de même annoncé qu’elle poursuivrait ses projets entamés avec ses musiciens, mais de manière bénévole, dans les prochaines semaines.
Le soutien indéfectible à l’Ukraine
Dans les salles de concert, certains directeurs artistiques n’hésitent pas à se servir des répertoires comme d’armes de communication. À l’instar de Vladimir Jurowski, directeur musical du Bavarian State Opera et chef d'orchestre du Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin. En solidarité avec le peuple ukrainien, le maestro d’origine russe a choisi de remplacer la Marche Slave de Tchaïkovski par l'hymne national ukrainien. « Je suis profondément indigné par cette action mais aussi extrêmement triste car je suis liée aux deux pays par mon histoire familiale, a indiqué Vladimir Jurowski dans un message*. J'espère que la paix sera rétablie dès que possible. »* Autre marque de soutien, ce jeudi soir, le Rudolfinum de Prague, le bâtiment qui abrite l'Orchestre philharmonique tchèque, dirigé par Semyon Bychkov, a pavoisé le drapeau national jaune et bleu de l'Ukraine, aux côtés du drapeau tchèque.
Ce vendredi, en fin de journée, le chanteur d’opéra Taras Kulish, d’origine ukrainienne, a accordé une interview à France Musique, dans laquelle il se dit « dévasté » par les événements en cours en Ukraine. Sur les réseaux sociaux, le baryton a publié un court message : « Honte à la Russie ! ». Il s’explique : « je n'hésiterai jamais à désigner la Russie comme l'agresseur. Le régime russe envahit un pays dirigé démocratiquement. C'est inacceptable en 2022, et le monde est d'accord ! »
« Je suis en contact avec des amis en Ukraine qui sont tous sous le choc. Je pense qu'aucun d'entre eux ne s'attendait à une invasion d'une telle ampleur. Il y a eu des conflits au cours des huit dernières années dans l'est de l'Ukraine, dans la région de Donbas, mais pas dans le reste du pays. Cette invasion à grande échelle est sans précédent et injustifiée. » - Taras Kulish
La crainte d'une Troisième Guerre mondiale
Selon lui, la musique et la culture ukrainienne vont subsister, quoi qu’il se passe sur le sol ukrainien. C’est une forme et une force de résistance, que décrit l’artiste, aujourd’hui basé au Canada. « La culture et la langue sont ce qui a maintenu l'esprit de l'Ukraine en vie pendant le régime soviétique et cela continuera en cette période de guerre, explique-t-il. On ne peut jamais sous-estimer la force de la culture en tant que facteur de cohésion qui maintient une nation en vie malgré la répression et les attaques. »
« La culture, dans chaque nation, survit aux pires situations possibles. Si vous vous reportez aux camps de concentration où la musique était jouée et écrite par des compositeurs et des musiciens juifs, ajoute Taras Kulish, dont les parents se sont battus pour la liberté de l'Ukraine durant la Seconde guerre mondiale*. C'était leur seul moyen d'exprimer leurs émotions, une chose très puissante et très belle. L'esprit humain a plus que jamais besoin de culture en temps de guerre pour garder l'espoir ! »* Aujourd’hui, Taras Kulish craint d’assister chaque jour à une tragédie de plus grande ampleur. « Des vies innocentes sont perdues chaque jour , se désole-t-il . Même si, par miracle, la Russie se retirait, le mal est déjà fait. Je crains que cela ne déclenche une nouvelle guerre mondiale. Prions tous pour l'Ukraine. »
Le pianiste allemand Lars Vogt, lui aussi, a témoigné de sa colère à l'égard de la Russie. « Je ne suis qu'un artiste sans importance, indique Lars Vogt, sur les réseaux sociaux. Mais je ne mettrai plus les pieds sur le sol russe, je ne jouerai plus et ne donnerai plus de concerts tant que ce criminel de guerre sera au pouvoir. De plus, je ne collaborerai pas avec des artistes qui soutiennent ouvertement Poutine. C'est une étape douloureuse car j'aime la Russie, le peuple russe, la langue et la culture tellement. Mais ce n'est plus possible. J'espère encore être témoin d'une Russie libre et pacifique de mon vivant. Je n'ai pas beaucoup d'espoir cependant. »