
Ce 18 octobre 2021, on fête les 60 ans d’un des grands noms du jazz : Wynton Marsalis. Si le célèbre trompettiste voit le jour en 1961, sa légende naît en 1986, lors d’un incident quelconque, dont l’importance fut symbolique.
Célèbre jazzman aux neuf Grammy Awards et un prix Pulitzer à son actif, Wynton Marsalis est également directeur artistique de Jazz at Lincoln Center depuis 1987, l’un des plus grands établissements du genre au monde. Il est l’un des plus grands noms du jazz américain, mais cela ne fut pas sans quelques fausses notes ! En effet, on n’atteint pas le sommet sans se faire quelques ennemis…
Wynton vs Miles
Le 27 juin 1986 a lieu la toute première édition du Vancouver International Jazz Festival. Les artistes invités ne peuvent que faire rêver le public : Bobby McFerrin, Tito Puente, Tony Williams, Albert Collins et John Mayall. Figurent également sur la liste deux célèbres trompettistes de jazz : Miles Davis et Wynton Marsalis.
Lors du concert de Miles Davis, alors âgé de 60 ans et pleinement lancé dans son jazz fusion, arrive soudainement Wynton Marsalis, jeune musicien de 25 ans, prêt à jouer à l’improviste avec l’immense trompettiste. Ce dernier, furieux de voir débarquer ce jeune insolent sur sa scène, met fin au morceau après seulement 30 secondes et ordonne à Marsalis de partir. Quelques mots de Miles, dont on imagine le franc-parler, puis Wynton disparaît pour laisser le concert continuer son chemin, le tout devant un public captivé par la rencontre à laquelle ils viennent d’assister.
[On peut entendre dans l’enregistrement ci-dessous l’arrivée de Wynton Marsalis à 14 minutes et 14 secondes, le début de son solo à 14 minutes et 54 secondes, puis la fin précoce du morceau à 15 minutes et 31 secondes]
Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.
Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.
Un clash des titans pas comme les autres
Au premier abord, la rencontre n’a rien d’extraordinaire. Elle fait couler l’encre des journalistes et des critiques de jazz, mais rien de plus. L’incident est pourtant révélateur d’une guerre artistique menée au sein du jazz américain. Ce soir-là, sur la scène de l’Expo Theater à Vancouver, a lieu une rencontre entre l’ancienne et la nouvelle génération du jazz américain.
D’un côté, Miles Davis, véritable titan de l’ancienne génération qui incarne l’évolution du jazz depuis presque 50 ans. En face, Wynton Marsalis, jeune trompettiste ambitieux avec déjà plusieurs Grammy Awards dans la poche, dont deux reçus en février 1986 (Marsalis avait notamment battu Miles pour le Grammy du meilleur soliste de jazz de l’année).
Cela fait des années que Miles Davis et Wynton Marsalis se critiquent ouvertement l’un l’autre à travers la presse musicale. L’un est accusé d’être trop progressif avec son jazz, et l’autre est critiqué pour son excès de traditionalisme. Il serait facile de nommer Wynton Marsalis comme coupable du premier crime et Miles du deuxième. En effet, lorsque deux générations du même art se croisent, l’une est souvent accusée d’avoir trahi les valeurs et les règles établies par l’autre.
Mais ce clash des titans est tout sauf habituel. Ironie du sort, c’est Wynton Marsalis, du haut de ses 27 ans en 1986, qui accuse le célèbre Miles Davis d’entrainer un déclin du jazz et de ses valeurs ! Certains y verront une forme d’hypocrisie de la part de Marsalis lorsque le trompettiste de jazz, qui prône un certain « purisme » et un retour aux valeurs traditionnelles, décide d’ajouter l’esprit du jazz aux formes de la musique classique à travers ses compositions Blood on the Fields (1997), All Rise (1997), The Jungle (2016), Blues Symphony (2019) et Violin Concerto in D (2019).
Comment celui qui fut hostile à la fusion de Miles Davis peut-il s’associer à la musique classique, souvent placée aux antipodes du jazz ? Wynton Marsalis se défendra simplement en affirmant que le jazz est la musique classique des Etats-Unis, et qu’il n’existe aucune contradiction en associant ce genre aux formes et aux valeurs de la musique classique.
Une défense virulente du jazz
Les premiers albums de Wynton Marsalis, dont Think of One (1983), Hot House Flowers (1984) et Black Codes (From the Underground) (1985) annoncent l’arrivée d’un nouveau précurseur du jazz. Mais la rencontre avec Stanley Crouch, écrivain et musicien de jazz, critique féroce du nationalisme noir-américain mais aussi de la musique populaire et du jazz contemporain, tourne progressivement Wynton Marsalis vers la défense d'un répertoire traditionnel.
Malgré son succès croissant, Marsalis se voit rapidement critiqué par bon nombre de ses contemporains : pour son succès précoce, son manque d’expérience, mais surtout pour le fait qu’il ne soit pas comme Miles Davis. Mais Wynton rend coup pour coup, et n’hésite pas à critiquer ceux qui l’entourent pour le manque de respect du genre qu’il affectionne tant.
Son propre frère, Branford Marsalis, ne sera épargné des critiques lorsqu’il décide de rejoindre l’ensemble du chanteur Sting en 1985. Cette trahison pour rejoindre un chanteur de rock bouleverse Wynton au point de presque arrêter le jazz. Mais sa victoire en 1986 au Grammy Award pour la Meilleure Performance Instrumentale de Jazz, devant Sting, lui donne de nouvelles forces.
Wynton Marsalis est peut-être le défenseur le plus contentieux et claironnant d’un jazz authentique, mais il est loin d’être le seul. Une nouvelle génération de musiciens prend alors forme, avec Wallace Roney, Marcus Roberts, Terence Blanchard, Roy Hargrove, Mark Whitfield et Wycliffe Gordon; fermement tournés vers un jazz « pur ». Surnommés les « Young Lions » [les « Jeunes Lions »] et même les « Wyntonites », ils se dévouent à la belle époque du jazz, selon eux, et notamment aux œuvres de Charlie Parker, de Thelonious Monk et de Miles Davis (avant sa période électrique).
« Le monde d'où ils venaient a presque disparu maintenant et beaucoup de ceux qui devraient transmettre ces valeurs sont passés de l'autre côté, répandant désormais des mensonges. […] On nous dit maintenant que les cuillères en plastique sont en argent et on est censé le croire », regrette Marsalis dans le magazine Ebony en 1986.
L’année suivante, Wynton Marsalis trouve la plateforme idéale pour répandre sa vision du jazz. Il acquiert la direction artistique d’une série de concerts intitulés « Classical Jazz » au célèbre Lincoln Center à New York, lieu de la haute culture musicale américaine. Son succès est immédiat, la série est reconduite et devient, à partir de 1996, un ensemble permanent de l'institution aux côtés du New York Philharmonic et du Metropolitan Opera. En investissant le temple de la culture new-yorkaise, le jazz rejoint le panthéon culturel du pays.
L’entreprise se verra néanmoins rejetée par bon nombre de jazzmen et critiques. Elle est accusée d’offrir une vision restreinte du jazz, de célébrer le passé d'une musique née un siècle seulement auparavant, plutôt que de promouvoir et de forger son avenir. Mais rira bien qui rira le dernier, 25 ans plus tard, la vision de Wynton Marsalis est devenue une véritable industrie culturelle avec un budget de plus de 50 million de dollars pour plusieurs centaines de concerts par an et diverses initiatives pédagogiques à travers le monde. Les critiques et les adversaires dans le monde du jazz perturbent le trompettiste, préférant se concentrer sur l’essentiel : la musique.
« Ellington a fait face à cela; Coltrane a dû se défendre dans la presse […]. Il y a toujours une question secondaire qui devient le problème au lieu de la musique. Moi j’ai envie de dire, et la musique dans tout ça ? », confie le jazzman au New York Times en 1998.