Portait de Benjamin Epps.
Dans le petit monde du rap français, même les plus idéalistes ne visent pas l’unanimité. Les artistes les plus populaires sont inévitablement ceux qui réunissent le plus de détracteurs : PNL, Jul, Damso … Booba a construit sa longévité en provoquant l'idolâtrie chez certains, le mépris chez d’autres, mais en suscitant inévitablement l’intérêt. S’il n’a pas encore l’impact médiatique de ces têtes d’affiche, Benjamin Epps est déjà à classer parmi ces artistes clivants, qui provoquent le débat dès leur première prise de micro.
Clivant et prometteur
Être au centre de discussions stériles entre auditeurs sur les réseaux sociaux est loin d’être un aboutissement, et surtout ne garantit pas la réussite. La majorité des carrières se construisent d’ailleurs selon le principe inverse, en suivant des codes pré-établis et en se basant sur des formules qui ont déjà fait leurs preuves. Dans certains cas, provoquer la polémique est même contre-productif. A titre d’exemple, les moins jeunes se rappelleront de la sortie du premier album de MC Jean Gab1 : modèle d’album autobiographique, extrêmement personnel et touchant, il se résume dans l’esprit de la majorité des auditeurs au titre J’t’emmerde. Reste à savoir si le rappeur/acteur/écrivain aurait pu sortir de l’anonymat sans mettre ce coup de pied dans la fourmilière.
Les débats autour de Benjamin Epps sont évidemment différents. La première agitation autour de son nom a eu lieu en toute fin d’année 2020, avec la publication du titre Kennedy en 2005, extrait du EP Futur.
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Particulièrement débattu, ce titre surprend immanquablement, pour deux raisons. Premièrement, le choix de name-dropper Kennedy est étonnant. L’auteur de Cicatrice a bien connu une période de fastes pendant laquelle certains observateurs voyaient en lui un futur grand nom du rap français, mais il reste difficile d’affirmer qu’il ait réellement atteint les sommets à un moment donné. Au-delà de cette question finalement assez futile, c’est surtout l’aspect de Westside Gunn français qui anime les débats au moment de la sortie de Kennedy en 2005.
Son timbre de voix nasillard, ses intonations, son choix de prod, son esthétique : absolument tout rappelle le rappeur new-yorkais, et plus largement, le style Griselda Records. A partir de là, chacun interprète les choses à sa façon : certains y voient une pure copie sans créativité ; d’autres sont contents d’entendre une version française d’un rappeur américain qu’ils apprécient ; ceux qui n’écoutent pas Westside Gunn apprécient le morceau sans se poser de questions. Pour Benjamin Epps, qui s’explique dans l’émission Le Code de Mehdi Maizi, l’explication est plus simple : “En 2015, la première fois que j’entends Young Thug, dans l’esthétique, dans la voix, j’ai l’impression d’entendre Weezy. On est en 2021, et tout le monde l’a oublié, tout le monde est passé à autre chose. Aujourd’hui, pour plein de gens, Young Thug est un génie.”
Quoi que l’on pense de son choix de se comparer à Kennedy, ou de sa ressemblance avec Westside Gunn, il est difficile de nier que Benjamin Epps a su attirer l’attention. A l’heure actuelle, se faire remarquer n’est cependant jamais le plus difficile : combien de jeunes artistes deviennent subitement le sujet de conversation des réseaux sociaux, et disparaissent tout aussi vite des radars ? Le véritable défi qui se présente au rappeur aujourd’hui consiste donc à transformer le bruit ambiant autour de son nom en carrière durable et solide. Avec son dernier projet en date, Fantôme avec Chauffeur, entièrement produit par Le Chroniqueur Sale, l’entreprise de pérennisation semble tout de même bien engagée.
L'égotrip permanent
Loin d’être un débutant, Benjamin Epps compte déjà plusieurs lignes au sein de sa discographie, sous d’autres pseudonymes : Kesstate, Benjamin Franklin, mais il a aussi rappé sous le nom de MC Crook et de Jazzy. La version “Epps” se présente donc comme l’évolution définitive d’un artiste qui s’est beaucoup cherché, entre sonorités old school et modernisation. Son style conserve cependant, tout au long des années, certaines caractéristiques immuables : l’importance de l’écrit, une confiance certaine en son talent ou sa destinée, et un sens de la formule qui fait mouche (“mon album va frapper plus fort que la ceinture de mon père”, Zidane en 2006).
En choisissant de se présenter au public avec des titres inévitablement clivants, Benjamin Epps savait qu’il aurait à faire face à un lot de critiques. Bien préparé, il a rapidement adopté la posture du “seul contre tous”, efficace pour se protéger des critiques sur l’angle “c’est moi qui ai raison, vous avez tous tort”. Pour appuyer sa position, il se compare volontairement à l’incomparable, comme pour rendre les critiques absurdes : “fuck si les gens t’aiment pas : Jésus avait des ennemis aussi” (Relax part.1). C’est l’une des dynamiques les plus fortes du personnage : l’égotrip ne s’arrête jamais, ce qui dénote avec l’humilité affichée au cours de ses interviews. Quand il lance par exemple “je suis venu prendre les Nekfeu, les Alpha, les Sneazzy” (Plié en 5), on aurait tendance à le prendre comme une pique lancée à des rappeurs sur lesquels il veut marcher. Pourtant, il n’aura de cesse de répéter en interview que ce sont justement des artistes qu’il respecte, et avec qui il souhaite se mettre en compétition.
Toujours dans l’optique de contrer frontalement ses détracteurs, Benjamin Epps n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat. Quand son timbre de voix, très reconnaissable, est comparé à celui de Casey ou Kohndo, il ne se formalise pas, et répond directement : “en ce qui concerne ma voix, je n’ai aucun complexe” (Notorious). Sur le même principe, il reprend de volée les débats concernant son flow ou plus largement, sa technique : “j’rappe tellement bien qu’on dit que j’rappe mal comme Mathurin” (Samba les couilles).
Après Kennedy, puis Nekfeu-Alpha-Sneazzy, et enfin Kery James, l’auteur de Fantôme avec chauffeur ne cesse jamais d’enchainer les références au rap français. On peut également citer Isha (“je n’ai confiance qu’en l’élasticité du Durag”, J’ai leur attention), ou encore Booba, modèle inévitable pour un rappeur aussi porté sur l’égotrip et l’auto-célébration. Benjamin Epps n’hésite pas à annoncer haut et fort ses ambitions, forcément démesurées : “Booba a sorti le dernier album, ça y’est maintenant j’peux prendre le trône” (Notorious). Cette propension à aller tutoyer les numéros 1 ne se limite d’ailleurs pas à la scène française : hormis Notorious Big, il se place également dans la peau d’autres rappeurs, comme pour prolonger son attitude de roi autoproclamé : “j’ai l’impression d’être Jay-Z, ils se bousculent pour me regarder” (J’ai leur attention).
L’évolution de carrière de Benjamin Epps depuis sa percée médiatique est paradoxale. Sa stratégie donne l’impression d’un rappeur qui fonce tête baissée en enchaînant les provocations (sa phrase sur Wejdene est franchement honteuse) et les name-droppings arrogants. Une telle dose d’égotrip, transpirant par tous les pores de sa musique, est le meilleur moyen de se brûler les ailes, en particulier lorsque, comme dans le cas de Benjamin Epps, on est encore loin d’avoir prouvé suffisamment.
Le rappeur a cependant démontré qu’il était bien plus qu’une pâle copie de Westside Gunn ou un trashtalker. Un titre comme Dieu bénisse les enfants, extrait de son dernier projet, Fantôme avec Chauffeur, met en évidence sa plume fine et aiguisée, tandis que les productions du Chroniqueur Sale, oppressantes ou plus sentencieuses, constituent l’écrin idéal tout au long de cet EP. Franchement doué lorsqu’il dépasse ses propres références et qu’il livre sans filtre ce qu’il a dans le ventre, Benjamin Epps a le potentiel pour gravir les marches vers les sommets. Sa progression constante (Le Futur en décembre 2020, puis Fantôme avec Chauffeur en avril 2021) et son fort esprit de compétition laissent penser que sa carrière est placée sur les bons rails, car contrairement aux apparences, il ne se précipite pas. Là où d’autres auraient rapidement capitalisé sur le buzz du premier semestre 2021 pour livrer un album, il continue d’observer le game, et d’attendre le meilleur moment pour frapper.