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Bachar Mar-Khalifé est né en 1983 à Beyrouth.
"Sans doute avons-nous besoin aujourd’hui de la poésie, plus que jamais. Afin de recouvrer notre sensibilité et notre conscience de notre humanité menacée et de notre capacité à poursuivre l’un des plus beaux rêves de l’humanité, celui de la liberté, celui de la prise du réel à bras le corps, de l’ouverture au monde partagé et de la quête de l’essence." Mahmoud DarwishBachar Mar-Khalifé est un homme libre. Ce n’est pas un état de fait, c’est une manière d’être. A l’époque des revendications identitaires, quand les états civils valent états de services, il n’a de cesse de secouer les registres pour faire valser les étiquettes.
Tout d’abord il insiste : être né dans un Liban en guerre n’autorise pas de se réclamer du martyre pour se faire valoir. Pourtant, comme toute une génération de libanais, et plus largement au Moyen-Orient, la guerre l’habite. Mais elle ne se dit pas si facilement. Raison pour laquelle en France, le pays ami où sa famille a trouvé refuge alors qu’il avait six ans, il ressent une empathie avec le silence que portent ceux qui connurent la guerre. Les deux sempiternelles cases, résistance ou collaboration, ne suffisent pas. Qu’on ne juge pas si vite, il n’y a pas d’héroïsme.
Dans sa relecture de « Ya Nas », chanson traditionnelle koweitienne, Bachar chante un hymne à la liberté anarchiste. Des envies de boire, d’altérité, de chair, de transgression… Tout n’est pas qu’idéal, le monde arabe aussi a le droit à sa liberté ! Il l’a récemment revendiquée aux yeux du monde entier et Bachar adapte avec « Marea Negra » un chant de manifestation emblématique du printemps arabe. Les paroles sont celles du poète syrien Ibrahim Qashoush, qui chantait contre le régime « il est temps que tu dégages Bachar » et qui fut retrouvé mort les cordes vocales arrachées. Bachar universalise le texte et le martèle telle une marche insurrectionnelle de pianos, de basses et de percussions. Le motif de piano principal du morceau provient de « Marée Noire » sur son premier album.
Xerîbî aussi est une reprise – « C’est un peu mon disque de reprises ! » s’amuse-t-il – cette fois-ci du chanteur kurde Ciwan Haco, qui exprime la douleur de l’exil et l’espoir d’un pays. Là encore Bachar l’ajuste à son idéal universaliste et remplace le Kurdistan par Utopia, « mon pays », précise-t-il.En 1989, arrivée en France pour quelques mois, la famille Khalifé y reste. Pour Bachar : école et conservatoire ; puis ses parents rentrent au pays, lui non. Avec son frère Rami (fondateur du projet Aufgang avec Francesco Tristano, aussi sur InFiné), ils suivent des cours de piano avec un professeur particulier. Pendant que l’un joue, l’autre dessine. Et comme bon sang ne saurait mentir, les deux fils de Marcel Khalifé obtiennent tous deux le prix du Conservatoire. Leur père chanteur et joueur d’oud – le luth oriental – est au Liban une légende qui suscite amour et passion. Pour s’en démarquer, ainsi que de son frère, Bachar ajoute vite à son arsenal la percussion. Il s’intéresse très tôt au répertoire traditionnel, au grand dam de Marcel qui le verrait bien chef d’orchestre.Entre percussion traditionnelle et classique, piano, direction d’orchestre, il se sent poussé au choix. Mais les différents projets qu’il mène de front ne lui en laissent pas le temps. Heureusement ! Il digère toutes ces facettes pour en devenir le dénominateur commun unique. Sur scène, il les aborde toutes avec un amour et une énergie semblables.
Bien qu’habitué tout jeune aux feux de la rampe aux côtés de son père, lorsqu’il monte seul sur scène à la Gaîté Lyrique pour son premier album, « Oil Slick », paru en 2010 chez InFiné, il se sent nu. Ce premier album, il ne l’avait pas prémédité. Mais le résultat fut tellement fidèle à ses souhaits qu’il le sortit tel quel, fièrement. Le chant était un nouveau cap à passer. Dès le second concert, il lui sembla avoir fait un bon de dix ans.
Pour ce disque, à l’inverse du précédent, tout était prévu : les morceaux éprouvés en concert, l’exercice en solo (hormis Kid A invitée sur « Machins Choses »), son arsenal instrumental. A sa disposition : un piano, un synthétiseur, une loop station au pied droit, un pédalier basse à gauche, des percussions… et sa voix, beaucoup plus affirmée. Pas tant techniquement que par l’attention qu’elle concentre sur lui, plus que ses multiples instruments, auxquels il ne veut pas être réduit. A leur force, à celle des compositions, s’ajoute l’intensité de cette voix qu’il pousse du coeur de sa poitrine en modulations ascendantes.Ce projet occupe aujourd’hui le centre de sa vie. Mais pour le prochain il ne sera pas seul. Il s’implique tant dans sa musique qu’il ne dit jouer qu’avec ses proches. « Requiem » en est la parfaite illustration, entremêlant un thème de Rami avec l’extrait d’une chanson de Marcel. Leurs concerts en trio, notamment au théâtre des Bouffes du Nord, consacrent l’équilibre issu du leurs parcours respectifs, au sein d’une famille ou tout ne se dit pas avec des mots. Bachar peut aujourd’hui sereinement en profiter, fort d’une certaine harmonie, qui le pousse moins à la rupture. Il s’est beaucoup battu contre lui-même, contre l’image qu’on lui renvoyait, ou tout au moins ce qu’il en percevait. Mais la vie offre des moments de répit, pendant lesquels on peut s’arrêter de se battre pour regarder, grandir. Et transmettre à son tour. Avec « K-Cinerea », Bachar, en jeune père, s’adresse à un fils, évoque la naissance et les mondes qu’elle invente.Un soir qu’il faisait la fête chez Francesco Tristano, au contact duquel il découvrait la techno minimale, il retrouva une chanson de son père, « Mirror Moon », que Francesco mixait avec de l’electro. Quelle évidence que la correspondance de cette chanson, basée sur une cellule rythmique, avec la musique électronique, à l’écoute de la relecture hybride qu’en donne Bachar !Puis vient « Machins Choses », rareté de Gainsbourg interprétée en duo avec Kid A, rencontrée via InFiné. A la désinvolture de la version originelle, se substitue l’incertitude et le doute de leur génération, à une époque que Bachar estime plus trouble que ne pouvait l’être la France des années 60.
Toutes ces chansons le hantent au point qu’elles semblent sortir de ses tripes, comme s’il devait s’en séparer. Comme un plaisir étroitement lié à la souffrance. Celle de se mettre à nu, de dire quelque chose, quoiqu’il arrive, être sincère avec soi-même et les autres. Quitte à échapper aux étiquettes, à ne pas savoir dans quel genre sera rangée sa musique. Qu’importe, au final « tout est percussion » ! Presque jusqu’à son patronyme, dont le Mar est une énième évocation, ironique, de sa multiplicité. Dans la région dont les Khalifé sont originaires, il y a beaucoup de saints, de « Mar ». De plus, son second prénom, comme son frère, est Marcel. Et ce préfixe arbitraire lui permet une certaine ubiquité.« Il faut choisir, se reposer ou être libre » disait le grec Thucydide.
Avec un peu de curiosité, l’on gagne beaucoup de force, de beauté et de liberté à l’écoute de Bachar Mar-Khalifé !